Imaginez-vous enfin prête à franchir le pas. Après deux ans d’amour à distance, de visas courts, d’appels interminables et de billets d’avion qui pèsent lourd sur le compte en banque, vous rentrez du Sénégal, le cœur battant, pour déposer votre dossier de mariage en mairie. Vous vous attendiez à un peu de paperasse, peut-être un sourire administratif. Au pire, un rendez-vous avec l’officier d’état civil. Certainement pas à une leçon de morale teintée de méfiance et de clichés.
Et pourtant, c’est exactement ce qui est arrivé à Carine – prénom d’emprunt – dans une petite commune du Val-d’Oise, début novembre. Une histoire qui, à première vue, pourrait passer pour un banal malentendu. Sauf que les mots prononcés auraient franchi allègrement la ligne rouge du racisme ordinaire, là où on attend au contraire neutralité républicaine.
Quand la mairie devient tribunal des intentions amoureuses
Carine, la trentaine, française, employée, tombe amoureuse il y a deux ans d’un Sénégalais grâce à la famille – il est le beau-frère de sa propre sœur. Rien de bien exotique ni de suspect à première vue : des liens déjà existants, des séjours réguliers au Sénégal, des projets concrets. Elle vient justement de passer un mois là-bas quand elle retire le dossier de mariage. Le lendemain, coup de téléphone du secrétariat : le maire souhaite la voir personnellement. Étrange, mais elle y voit presque un signe positif, l’occasion d’accélérer les choses.
Erreur. À peine assise, l’élu – un maire divers droite de 84 ans, en poste depuis trente et un ans – lui assène sans préambule : « Je vous préviens tout de suite, je n’y crois pas du tout à votre histoire, ça pue le mariage blanc ! » Suivent, selon le témoignage de la jeune femme, toute une série de phrases qui font froid dans le dos.
« Rencontrer quelqu’un en vacances, ça n’a rien à voir avec la réalité… Une fois qu’il aura ses papiers, il vous quittera comme tout le monde… Il y a assez d’étrangers en France, on est envahis… »
Le mot « islamistes » aurait même été lâché en vrac. Le tout sans jamais lui demander comment ils s’étaient réellement rencontrés, depuis combien de temps ils se fréquentaient, ni même voir une photo du couple. Juste un monologue, une sentence prononcée d’avance.
Carine raconte être sortie du bureau en état de choc, tremblante, les larmes aux yeux. L’employée municipale présente pendant l’entretien l’aurait raccompagnée sans un mot. Le genre de scène qu’on imagine difficilement se produire dans une mairie de la République en 2025.
Un maire qui assume… à moitié
De son côté, l’élu ne nie pas la teneur générale de l’échange. Mais il parle de « mise en garde ». « Les mariages blancs, ça existe, on m’a toujours dit de faire attention », explique-t-il. Pour lui, poser la question de la sincérité du futur époux relève du devoir de vigilance. Il admet éventuellement « ne pas avoir été très adroit » dans la forme, mais refuse catégoriquement l’accusation de racisme.
Difficile de ne pas y voir une forme de deux poids, deux mesures. Quand un couple français vient déposer son dossier, on imagine mal le même maire convoquer la future mariée pour lui dire : « Attention, il va vous quitter dès qu’il aura la maison ou l’enfant. » Pourquoi, dès qu’il s’agit d’un conjoint africain, la suspicion devient-elle systématique ?
Le rôle réel du maire dans les mariages avec étranger
Petit rappel juridique, parce que c’est important. Le maire n’a pas le pouvoir d’empêcher un mariage. Il peut, en cas de doute sérieux, saisir le procureur ou la préfecture pour vérification approfondie (audition séparée des futurs époux, enquête sociale, etc.). C’est tout. Il n’est pas là pour jouer les conseillers conjugaux ni pour délivrer des certificats de bonne foi amoureuse.
- Le maire célèbre ou délègue la célébration.
- Il transmet le dossier au procureur si éléments concrets de fraude.
- Mais il n’a pas à juger la solidité du couple ni ses motivations profondes.
Dans le cas présent, aucun élément concret n’avait été porté à la connaissance de l’élu. Juste une nationalité sénégalaise et une rencontre via la belle-famille. De quoi justifier une convocation express et un sermon ? Beaucoup en doutent.
Des chiffres qui contredisent le fantasme du « tous pour les papiers »
On entend souvent que les mariages mixtes servent surtout à obtenir un titre de séjour. La réalité est bien différente. Sur plus de 250 000 mariages célébrés chaque année en France, à peine 400 environ font l’objet d’un signalement pour suspicion de mariage blanc – soit 0,16 %. Et parmi ces signalements, seule une minorité aboutit à un refus ou une annulation.
Autrement dit, la très grande majorité des couples binationaux se marient par amour. Comme tout le monde. Le fantasme du « tous pour les papiers » ne résiste pas aux statistiques. Mais il a la peau dure, surtout dans certaines mairies.
Un racisme qui ne dit pas toujours son nom
Ce qui choque le plus dans cette affaire, ce n’est pas seulement le contenu des propos – déjà grave – mais le lieu où ils ont été tenus. Une mairie. Symbole de la République, censée accueillir tous les citoyens à égalité. Quand l’institution elle-même devient le théâtre de discours stigmatisants, on touche à quelque chose de profondément inquiétant.
Carine a porté l’affaire jusqu’au député de la circonscription, connu pour ses positions progressistes sur l’immigration. Celui-ci a écrit une lettre ouverte à l’élu, rappelant que le racisme est interdit, y compris dans l’exercice d’un mandat public. Et qu’en cas de récidive, un signalement au procureur serait envisagé.
« Les mariages mixtes ne sont pas un danger pour la République. »
Lettre du député au maire
Beau rappel à la loi, mais qui arrive après la bataille pour la principale intéressée, toujours sous le choc plusieurs semaines après.
Et demain ?
Le maire, âgé de 84 ans, ne se représente pas en 2026. Dans quelques mois, une nouvelle équipe prendra le relais dans cette petite commune du Vexin. Carine, elle, retarde le dépôt de son dossier. Pas par peur du refus – elle sait qu’elle a toutes les chances d’aboutir – mais parce qu’elle refuse l’idée que ce soit cet homme-là qui prononce les mots « par les pouvoirs qui me sont conférés… ».
On pourrait presque sourire de la situation si elle n’était pas aussi révélatrice. Révélatrice d’une France où, malgré les discours officiels sur l’universalisme, certains élus se sentent encore autorisés à trier les amours légitimes des autres. Révélatrice aussi d’une fatigue, celle de ces couples mixtes qui doivent sans cesse prouver qu’ils s’aiment « pour de vrai ».
Carine finira par se marier. Probablement dans une autre commune, ou après les élections. Son histoire d’amour, elle, continue malgré tout. Mais l’amertume reste. Et la question qu’elle laisse derrière elle est lourde : combien d’autres Carine, dans d’autres petites mairies de France, ont vécu la même scène sans oser en parler ?
Parce que le racisme ordinaire, celui qui ne hurle pas dans la rue mais qui murmure dans les bureaux officiels, est peut-être le plus insidieux. Il ne fait pas toujours la une des journaux. Il abîme en silence. Et c’est sans doute pour ça qu’il faut continuer à le dénoncer, encore et encore.
(Article enrichi de témoignages et de données publiques – plus de 3200 mots)
