Il y a quelques semaines, je montais tranquillement vers le lac Blanc depuis Chamonix. Sac lourd, pas lents, j’admirais les aiguilles rougies par le soleil couchant. Et là, dans une épingle, un type en short fluo me double à fond, me frôle presque, sans même un « bonjour ». Dix mètres plus haut, il s’arrête net : un couple de randonneurs lui barre le passage, l’air franchement agacé. Ambiance glaciale. En quelques secondes, j’ai compris que la montagne, ce sanctuaire qu’on croyait apaisé, était devenue un terrain de tensions.
Quand deux philosophies de la montagne s’affrontent
D’un côté, ceux qui marchent pour être en montagne. De l’autre, ceux qui courent pour consommer du dénivelé. Ce n’est pas qu’une différence de rythme : c’est une opposition presque culturelle.
Les randonneurs traditionnels ont leurs rites. Pause café au col, contemplation des marmottes, photos des névés. Ils entretiennent les sentiers, posent les balises rouge et blanche, connaissent chaque cairn. Pour eux, la montagne se mérite lentement.
Les traileurs, eux, arrivent avec leur montre GPS, leurs bâtons pliables et leur obsession du chrono. Ils enchaînent les kilomètres, descendent comme des fous, doublent sans toujours demander le passage. Et quand on leur fait remarquer, beaucoup répondent : « On a le droit, non ? »
La règle que (presque) tout le monde ignore
Il existe un code ancestral, simple et logique : en montagne, celui qui monte est prioritaire. Pourquoi ? Parce qu’il est plus facile de s’arrêter quand on descend que quand on grimpe le cœur à 170 pulsations.
Or, la majorité des traileurs l’ignorent. Ou font semblant. Résultat : des arrêts brutaux, des bousculades évitées de justesse, des regards qui tuent. J’ai moi-même surpris des « Il y en a encore beaucoup ? » lancés sur un ton qui n’avait rien d’amical.
« On sent bien qu’on dérange. Pas d’insultes, jamais de violence, mais des attitudes négatives, des soupirs, des blocages volontaires… »
– Un président de club de trail en Savoie
L’explosion du trail en chiffres
Le phénomène n’est pas anodin. En dix ans, le nombre de pratiquants de trail en France a tout simplement explosé.
- 9,2 millions de Français pratiquent le trail (même occasionnellement)
- Plus d’1 million de finishers sur des courses en 2024 (x2 par rapport à 2015)
- 4 968 courses de trail organisées en 2024… contre 4 026 courses sur route
- 30 millions de randonneurs, dont 5 millions en montagne
Conséquence directe : les sentiers autrefois paisibles sont désormais saturés le week-end. Et les endroits mythiques – Chamonix, les Aravis, le Vercors – absorbent une fréquentation qui a parfois triplé.
L’entretien des sentiers : le nerf de la guerre
Voici un point qui met le feu aux poudres : qui entretient les GR et les sentiers ? Réponse : presque exclusivement les clubs de randonnée et leurs bénévoles. Pelles, pioches, débroussaillage, pose de balises… des milliers d’heures chaque année.
Et les traileurs ? Très peu contribuent. Pire : les courses ferment parfois des itinéraires entiers, laissent des rubalises pendant des jours, génèrent déchets et érosion accélérée. Certains baliseurs, en voyant 3 000 coureurs piétiner « leur » sentier, serrent les dents.
« Ils viennent sur nos chemins, mettent leur balisage par-dessus le nôtre, laissent de la crasse partout… et on ne les voit jamais avec une pelle. »
– Un baliseur historique
Il arrive même que des balisages de courses soient sabotés la veille d’une épreuve. Officiellement, personne n’a de preuves. Mais les soupçons pèsent lourd.
Y a-t-il vraiment des « bons » et des « mauvais » ?
Non, évidemment. Il y a des cons dans les deux camps – et beaucoup de gens respectueux aussi.
J’ai croisé des traileurs qui ralentissent, demandent le passage, remercient. Et des randonneurs qui bloquent volontairement un sentier étroit par principe. La vérité, c’est que le problème est collectif : trop de monde, pas assez d’éducation aux codes, et une forme d’entre-soi dans chaque communauté.
Des solutions qui émergent (lentement)
- Uni’vert Trail : des parcours officiels négociés avec les mairies et les clubs de rando
- Formations « savoir-vivre en montagne » intégrées dans certains clubs de trail
- Guides de bonne conduite publiés par les fédérations
- Journées communes d’entretien sentiers rando/trail (encore rares, mais encourageantes)
Certains clubs de trail commencent à organiser des chantiers bénévoles. D’autres intègrent systématiquement la règle de priorité à la montée dans leurs briefings. C’est timide, mais ça va dans le bon sens.
Et toi, tu es plutôt team rando ou team trail ?
Personnellement ? Je fais les deux. J’adore me lever à 4h du matin pour enchaîner 2 000 m de D+ avant le petit-déj… et j’adore aussi partir trois jours avec un sac de 12 kg pour dormir en refuge et prendre 400 photos de bouquetins.
Ce que j’ai appris ? Un simple « bonjour », un sourire, un « merci » quand on te laisse passer, ça change tout. La montagne est assez grande pour tout le monde – à condition qu’on accepte de lever un peu le pied. Ou de ralentir un peu l’allure.
Parce qu’au fond, on cherche tous la même chose : respirer, se sentir vivant, oublier le bitume et les écrans. Juste à des rythmes différents.
Alors la prochaine fois que tu croises quelqu’un sur un sentier, peu importe qu’il marche ou qu’il coure : souris. La montagne te le rendra.
