Vous êtes-vous déjà demandé jusqu’où un corps peut tenir quand on lui demande l’impossible tous les jours ?
Moi, quand j’ai lu le message d’une coureuse professionnelle qui explique qu’elle n’a plus eu ses règles depuis onze ans, j’ai eu un choc. Onze ans. Pas une saison difficile, pas un petit dérèglement passager. Onze années entières sans cycle menstruel, avec des os qui se fragilisent et un système digestif en miettes. Et pourtant, elle continuait à rouler parmi les meilleures du monde.
Elle a décidé de tout arrêter en 2026. Pas une petite pause, non : arrêter de s’entraîner sérieusement pour laisser son organisme se reconstruire. Son histoire remet en pleine lumière un problème qu’on chuchote encore trop dans le peloton féminin : le déficit énergétique relatif dans le sport, plus connu sous le nom de RED-S.
Le RED-S, ce tueur silencieux qui ronge de l’intérieur
Commençons par le commencement. Le RED-S, ce n’est pas simplement « manger un peu moins que ce qu’on dépense ». C’est un état où l’organisme, privé d’énergie suffisante pendant trop longtemps, commence à couper les fonctions jugées « non essentielles » pour survivre. Et devinez quoi ? La reproduction passe à la trappe en premier.
Le cerveau dit stop aux hormones sexuelles. Plus d’œstrogènes, plus de progestérone. Résultat : aménorrhée hypothalamique. En clair, plus de règles. Et quand on sait que les œstrogènes protègent aussi les os, on comprend vite pourquoi certaines athlètes se retrouvent avec une densité osseuse digne d’une femme de 70 ans… à 28 ou 30 ans.
Ce n’est pas tout. Le RED-S touche :
- Le système immunitaire (infections à répétition)
- Le cœur (bradycardie, hypotension)
- La thyroïde (métabolisme ralenti)
- La digestion (ballonnements, constipation chronique)
- La peau, les cheveux, les ongles
- Et surtout l’humeur : dépression, irritabilité, perte totale de libido
En gros, le corps se met en mode survie. Et pendant ce temps-là, l’athlète continue de sourire sur les photos d’après-course.
« Je me suis mise dans une impasse en maltraitant mon corps trop longtemps »
Les mots sont crus. Elle l’admet sans filtre : elle a poussé trop loin. Même après une demi-saison de repos en 2024, même après avoir « amélioré » son alimentation, les dernières analyses sanguines sont tombées comme un couperet. Niveaux hormonaux quasi nuls. Son corps n’a pas récupéré.
« Je suis fatiguée d’être médiocre. »
Cette phrase m’a marquée. Parce qu’on imagine mal une athlète de ce niveau se considérer « médiocre ». Mais quand votre moteur interne tourne à 30 % de ses capacités, même un top 5 ressemble à une contre-performance.
Elle raconte aussi qu’elle doit reprendre du poids – sur conseil médical – et que c’est tout sauf agréable. Perdre son identité d’athlète, regarder le chiffre sur la balance monter, se sentir molle… Tout ça pour, peut-être, un jour, retrouver un corps qui fonctionne normalement.
Le cyclisme féminin, sport magnifique… et impitoyable
Le vélo de route, c’est 25 à 35 heures d’entraînement par semaine en période chargée. Des stages en altitude où on perd 3-4 kilos en dix jours. Des courses où on roule à 40 km/h de moyenne sur 140 km avec 3000 m de dénivelé. Et tout ça avec, souvent, moins de 2000 kcal ingérées par jour parce que « faut rester légère ».
Dans les années 2010-2020, la culture du « plus maigre = plus rapide » était encore très présente. On félicitait les filles qui rentraient dans des combinaisons deux tailles en dessous. Personne ne parlait des conséquences à long terme.
Aujourd’hui, les discours évoluent. On voit des équipes engager des nutritionnistes spécialisés, des médecins du sport qui surveillent les marqueurs hormonaux. Mais le mal est fait pour toute une génération qui a roulé « à l’ancienne ».
Les signaux qu’on a trop longtemps ignorés
Quand on lit entre les lignes des témoignages qui sortent ces dernières années, on réalise que les signaux étaient là depuis longtemps :
- Fractures de fatigue à répétition dès 25-26 ans
- Absence de règles présentée comme « normal » chez les athlètes d’endurance
- Troubles du comportement alimentaire banalisés
- Dépressions brutales au moindre arrêt forcé
- Carrières qui s’arrêtent net vers 30-32 ans au lieu de 38-40 comme chez les hommes
Et pourtant, pendant des années, on a répondu aux filles : « T’inquiète, c’est parce que tu t’entraînes dur. C’est le prix de la performance. »
Que faut-il pour guérir du RED-S ?
La réponse est brutale : arrêter. Vraiment arrêter. Pas « rouler cool deux mois ». Pas « faire du home-trainer à 100 watts ». Non. Arrêter le sport de haut niveau pendant parfois un à trois ans. Reprendre du poids (parfois 8-10 kg). Remanger des aliments qu’on s’était interdits pendant dix ans. Réapprendre à vivre sans le cadre ultra-structuré de l’entraînement.
Et attendre. Attendre que l’hypothalamus redémarre. Attendre que les règles reviennent – quand elles reviennent. Parce que pour certaines, le dommage est irréversible.
« Je me promets de ne plus jamais laisser ce démon me consumer. »
Cette phrase-là, je l’ai relue dix fois. Parce qu’elle résume tout. Le sport de haut niveau peut devenir un démon quand la performance passe avant la santé.
Et demain ?
Ce témoignage n’est pas isolé. Il fait écho à tant d’autres qui sortent enfin du silence. Des coureuses qui avouent avoir roulé avec des densités osseuses catastrophiques. Des triathlètes qui ont mis cinq ans à retrouver leurs règles après l’arrêt. Des fondeuses qui pleurent en consultation parce qu’elles n’arrivent plus à tomber enceintes.
Mais il y a aussi de l’espoir. Les nouvelles générations arrivent avec des staffs mieux formés. On parle ouvertement de charge énergétique. Certaines équipes imposent désormais des bilans hormonaux réguliers. On voit des athlètes refuser des stages trop durs si leur corps dit non.
Le chemin est long. Mais des histoires comme celle-ci, aussi douloureuses soient-elles, participent à changer les mentalités. Parce qu’on ne peut plus fermer les yeux quand une athlète de 30 ans doit choisir entre sa carrière et sa santé future.
Elle conclut en disant qu’elle veut pouvoir faire du vélo, de la randonnée, courir, quand elle aura 50 ou 60 ans. Juste pour le plaisir. Sans se détruire.
Je trouve ça beau. Et terriblement courageux.
Prenez soin de vos corps, les amis. Même quand la passion hurle d’aller plus vite, plus haut, plus fort. Parfois, le plus grand acte de courage, c’est de savoir poser le vélo.
