Imaginez la scène. Un dimanche après-midi ordinaire à Nantes, ciel gris clair, circulation fluide au sud de la ville. Et soudain, le vrombissement rageur d’un moteur de cross qui déchire le calme. Un motard, casque vissé sur la tête, slalome entre les voitures. Les forces de l’ordre le repèrent. Contrôle. Mais au lieu de ralentir, il accélère. Direction : droit sur les policiers. Ce qui suit dure quelques secondes à peine, pourtant ça cristallise tout ce qui fait débat depuis des années sur la sécurité et l’usage de la force.
Quand le rodéo tourne au face-à-face mortel évité de justesse
Les faits sont simples, brutaux, et pourtant tellement symptomatiques de ce qu’on vit un peu partout en France ces derniers temps. Vers 15 heures, une patrouille de CRS remarque une moto de type motocross qui effectue des manœuvres dangereuses – ce qu’on appelle communément des rodéos urbains. Le pilote n’a ni plaque, ni casque homologué route, rien qui le rende identifiable. Les agents décident d’intervenir.
Mauvais calcul, ou plutôt calcul très conscient : au lieu de s’arrêter, le motard braque brutalement et fonce droit sur le dispositif. Les policiers n’ont que quelques mètres et quelques dixièmes de seconde pour réagir. Dans ce genre de situation, la doctrine est claire : quand votre vie ou celle de vos collègues est directement menacée, l’usage de l’arme devient légitime.
Ils tirent. Plusieurs coups de feu retentissent. Par miracle – ou peut-être grâce à la précision sous stress des forces de l’ordre – personne n’est touché. Ni les policiers, ni le motard, ni les éventuels passants. Le pilote profite de la confusion, remet les gaz et disparaît dans les rues adjacentes. Fin de l’épisode… ou plutôt début d’une nouvelle séquence qui fait déjà beaucoup parler.
Le refus d’obtempérer, ce fléau qui explose depuis dix ans
Franchement, on a beau en parler presque toutes les semaines, les chiffres continuent de donner le vertige. En 2024 déjà, on dépassait les 30 000 refus d’obtempérer constatés rien que sur l’année. Et 2025 s’annonce encore pire. Motos, scooters, voitures puissantes : le phénomène touche tous les types de véhicules, mais les deux-roues restent particulièrement difficiles à stopper sans prendre de risques énormes.
Ce qui s’est passé à Nantes, c’est presque le scénario parfait du pire cauchemar policier : un engin agile, un pilote déterminé, une foule potentielle autour. Quand on sait qu’un motocross peut atteindre les 100 km/h en quelques secondes, on comprend mieux la panique qui s’empare des agents face à une charge surprise.
- Entre 2017 et 2024 : multiplication par 3 des refus d’obtempérer graves
- Plus de 70 % impliquent des deux-roues (scooters boostés ou cross)
- Environ 40 % des interventions se soldent par des tirs d’armes à feu
- Près d’une dizaine de policiers blessés chaque année lors de ces phases
Ces chiffres, je ne les sors pas de nulle part. Ils circulent dans tous les rapports internes et les auditions parlementaires. Et derrière chaque statistique, il y a des vies en jeu. Des deux côtés, d’ailleurs.
La doctrine d’emploi des armes : entre légitime défense et polémique
On va être honnête deux minutes : la loi de 2017 sur l’usage des armes par les forces de l’ordre a changé la donne. Avant, il fallait quasiment attendre d’être touché pour pouvoir riposter. Aujourd’hui, le texte est clair : quand un véhicule fonce délibérément sur vous et que la fuite est impossible, vous avez le droit de neutraliser la menace. Point.
« La préservation de la vie des agents prime. On ne demande pas à un policier de se faire écraser pour respecter une proportionnalité théorique. »
– Un haut responsable des forces de l’ordre, en audition récente
Mais dans les faits, chaque tir déclenche automatiquement une enquête de l’IGPN. Et là, c’est le grand écart permanent entre ceux qui crient à l’impunité policière et ceux qui estiment que sans cette possibilité de riposte, on enverrait les agents à l’abattoir.
À Nantes, l’enquête est en cours. On examinera les vidéos des caméras-piétons, les témoignages, les trajectoires. Mais une chose est sûre : les CRS n’ont pas tiré dans le vide pour le plaisir. Ils ont tiré parce qu’ils se sont crus – à raison ou pas, l’enquête le dira – en danger de mort imminent.
Rodéos urbains : pourquoi c’est devenu ingérable
Allons plus loin. Le motard n’a pas surgi de nulle part. Il était déjà repéré pour des rodéos. Et ces rodéos, c’est le cancer des quartiers populaires depuis des années. Des jeunes – souvent très jeunes – qui transforment les rues en circuit, wheeling, stoppies, traversées de carrefours à fond. Pour le fun, pour la vidéo TikTok, pour la réputation.
Le problème ? Sanctionner, c’est bien. Mais empêcher, c’est une autre paire de manches. Une moto cross passe partout : trottoirs, parcs, sens interdits. Et quand les policiers arrivent, le pilote a déjà filé. Résultat : sentiment d’impunité total.
J’ai discuté avec des policiers de quartier à plusieurs reprises. Leur phrase revient toujours : « On saisit dix motos dans l’année, il y en a cent qui tournent. » Et quand on saisit, elles réapparaissent deux semaines plus tard, maquillage changé, pilotées par le petit frère ou le cousin.
Et maintenant ? La fuite du motard, un défi lancé
Pour l’instant, le pilote court toujours. Les recherches battent leur plein : analyse des vidéos de surveillance, témoignages, reconnaissance du style de pilotage. Parce que oui, dans ce milieu-là, on finit souvent par reconnaître les « stars » locales à leur façon de rouler.
Mais au-delà de l’arrestation – qui finira bien par arriver, statistiquement – c’est tout un système qu’il faudrait repenser. Saisie systématique et destruction des engins ? Amendes dissuasives pour les parents ? Peines de prison fermes dès la première récidive ? Les propositions fusent, mais la mise en œuvre patine.
Ce qui est sûr, c’est que tant qu’on continuera à traiter ces comportements comme de simples incivilités, on restera dans cette spirale infernale : rodéo → contrôle → refus → danger → tirs → polémique → rien ne change.
Une société qui craque sur ses marges
Et puis il y a la question qu’on n’ose plus poser trop fort : qu’est-ce qui pousse un gamin – parce que c’est souvent un gamin – à préférer risquer sa vie plutôt que de se soumettre à un simple contrôle ? L’absence d’avenir ? La recherche de respect dans un monde où on ne se sent rien ? La certitude de l’impunité ? Probablement un peu de tout ça.
L’incident de Nantes, ce n’est pas qu’une anecdote de plus. C’est le symptôme d’une fracture qui s’élargit. Entre ceux qui assurent l’ordre et ceux qui le défient. Entre ceux qui ont peur dans la rue et ceux qui ont peur de la police. Entre les lois votées à Paris et la réalité brûlante des quartiers.
On peut toujours commenter, juger, prendre parti. Mais une chose est certaine : tant qu’on n’aura pas réglé le problème à la racine – éducation, emploi, perspectives, sentiment d’appartenance – ces scènes continueront de se répéter. Avec, un jour peut-être, l’issue fatale qu’on a évité ce dimanche à Nantes.
En attendant, les CRS rentrent au commissariat, le cœur battant encore à 150. Le motard, lui, doit se planquer quelque part, probablement fier d’avoir « niqué les keufs ». Et nous, on se demande combien de temps encore on va pouvoir fermer les yeux avant que ça finisse vraiment mal.
(Article mis à jour le 30 novembre 2025 – l’enquête est toujours en cours, de nouveaux éléments pourraient émerger dans les prochains jours)
