Imaginez une adolescente de 18 ans, tout juste majeure, qui plaque tout pour traverser l’Europe en voiture et rejoindre un territoire en guerre. Pas pour l’aventure, non. Pour intégrer un groupe terroriste qui vient de proclamer son « califat ». C’est dur à concevoir, hein ? Et pourtant, des histoires comme celle-ci, il y en a eu des dizaines en France au milieu des années 2010. Aujourd’hui, certaines de ces personnes rentrent, jugées, et doivent affronter la justice. L’une d’elles vient de prendre huit ans de prison. Son parcours dit beaucoup sur la radicalisation, la vie sous Daech et les défis du retour.
Un engrenage qui commence très tôt
Tout commence souvent par des rencontres. À 16 ans, elle croise un jeune homme franco-turc, un peu plus âgé, déjà bien ancré dans des cercles radicaux. Elle vient d’un milieu ordinaire, famille non pratiquante, enfance marquée par une autorité paternelle pesante, mais rien d’extraordinaire matériellement. Elle obtient son diplôme dans la petite enfance et, sitôt majeure, elle fuit cette emprise familiale pour vivre avec lui.
Autour d’eux, un petit groupe d’amis de la région, une dizaine de personnes, bascule progressivement. Ils visionnent des vidéos choquantes, des propagandes violentes. La descente est rapide. Quelques mois suffisent pour passer d’une curiosité maladroite à une conviction totale. Beaucoup sont des convertis, comme elle. D’après les services de renseignement, ces convertis représentaient près d’un quart des départs vers la zone irako-syrienne.
Ce qui frappe, c’est la superficialité de leur connaissance religieuse. Ils se radicalisent sans vraiment maîtriser les bases de l’islam. C’est plus une révolte, une quête d’identité, mélangée à une soumission à l’entourage. Elle parle elle-même d’un besoin d’expier une faute personnelle, comme un adultère. Son compagnon et son frère sont les plus impliqués, les plus « fanatisés », selon ses mots.
Les premières années, je suis endoctrinée, radicalisée, fortement.
Cette phrase, prononcée au procès, résume bien cette période. Elle n’était plus vraiment libre de penser par elle-même.
Le départ pour la Syrie en 2014
Septembre 2014. Le groupe État islamique vient tout juste d’annoncer son califat. L’euphorie est à son comble dans les réseaux jihadistes. Elle monte en voiture avec son conjoint et d’autres membres du groupe, direction la Turquie puis la Syrie. Le trajet est organisé, presque banal pour eux à ce moment-là.
Une fois sur place, la réalité dépasse parfois les attentes propagandistes. Elle décrit une vie relativement confortable au début : grands appartements, statut social lié à la position de son mari. Ce dernier grimpe vite dans la hiérarchie sécuritaire de l’organisation. Il passe par les prisons, la police des mœurs, jusqu’aux services de renseignement interne. Un rôle important, qui lui donne du pouvoir mais aussi des ennemis.
Elle, elle se sent « à sa place ». C’est troublant à entendre, mais elle le dit clairement. Les premières années sous le califat, elle vit bien, ou du moins c’est ce qu’elle croit. L’endoctrinement est total. Elle bénéficie du pillage organisé, des biens confisqués. Rien ne semble la faire douter.
- Vie dans de vastes logements réquisitionnés
- Statut privilégié grâce au conjoint
- Soumission totale à l’idéologie dominante
- Absence apparente de regrets initiaux
Ces éléments reviennent souvent dans les témoignages de ceux qui ont vécu cette période. Une bulle où la violence est normalisée, où la propagande fonctionne à plein régime.
La débâcle et la survie jusqu’à la reddition
Les choses changent en 2017. Les forces coalisées encerclent Raqqa, ancienne « capitale » du califat. Elle écrit alors à son père qu’elle n’est « prisonnière de personne » et qu’elle est prête à mourir « la tête haute ». Une conviction absolue, même face à la défaite imminente.
Expulsée de la ville dans des conditions humiliantes, elle entame une période de survie pure. Des mois à fuir les bombardements, à se cacher dans des écuries, à creuser des trous dans la terre pour s’abriter. La grandeur du début laisse place à la misère absolue.
Février 2019. La reddition arrive près de Baghouz, dernier bastion. C’est la fin militaire du califat territorial. Elle se retrouve dans les camps contrôlés par les forces kurdes, d’abord Al-Hol, puis Roj. Trois ans et demi dans ces conditions extrêmes, avec des milliers d’autres femmes et enfants liés à l’organisation.
Ses enfants, nés avant le départ ou sur place, sont rapatriés plus tôt, début 2021. Elle reste là, attendant une décision politique française sur son sort.
Le rapatriement et le face-à-face avec la justice
Juillet 2022. Un vol militaire spécial ramène un groupe de femmes et enfants. Elle fait partie des premières « revenantes » rapatriées de manière organisée. Le retour en France est immédiat, mais pas la liberté. Direction la prison, en attente de jugement.
Le procès dure trois jours. Devant la cour d’assises spéciale, elle raconte son parcours sans détour. Elle reconnaît les faits, explique le contexte, mais ne minimise pas sa responsabilité. L’accusation demande douze ans. La défense plaide la déradicalisation progressive, l’endoctrinement subi, le désir de reconstruction.
Finalement, huit ans de prison. Une peine inférieure aux réquisitions, assortie d’une obligation de soins et d’un suivi socio-judiciaire de cinq ans. Elle devra travailler, se soigner, prouver qu’elle a tourné la page.
Je n’ai que ma religion.
– Phrase entendue lors d’un autre procès similaire
Cette formule, prononcée par une autre accusée récemment, résonne ici aussi. Beaucoup de ces femmes revenantes invoquent la religion comme ancre, même après la désillusion.
Pourquoi ces départs massifs au milieu des années 2010 ?
On se pose encore la question aujourd’hui. Comment autant de jeunes, souvent sans antécédents, ont pu basculer ? La propagande en ligne était ultra-efficace. Des vidéos bien montées, des récits idylliques d’une société « pure ». Ajoutez à ça des fragilités personnelles : quête de sens, rupture familiale, désir d’appartenance forte.
Les convertis étaient particulièrement vulnérables. Ils découvraient une religion à travers un prisme déformé, sans filtre critique. Les groupes locaux, comme celui de Vesoul dont elle faisait partie, fonctionnaient comme des bulles fermées. Une fois dedans, sortir devenait impossible.
- Rencontre avec des personnes déjà radicalisées
- Consommation intensive de contenus propagandistes
- Isolation progressive de l’entourage modéré
- Départ organisé vers la zone de combat
- Intégration dans la structure terroriste
Ce schéma revient dans de nombreux dossiers. Et il n’est pas propre à la France, même si notre pays a été particulièrement touché en Europe.
L’aspect le plus troublant, peut-être, c’est la rapidité. Quelques mois suffisent parfois. Pas besoin d’années de conditionnement. La machine propagandiste de Daech était redoutable d’efficacité.
La vie des femmes sous le califat : entre privilèges et soumission
On imagine souvent les femmes jihadistes comme des victimes passives. La réalité est plus nuancée. Certaines, comme elle, bénéficiaient d’un certain confort relatif grâce au statut de leur mari. D’autres participaient activement à la police des mœurs, dénonçaient, surveillaient.
Mais globalement, la condition féminine sous Daech était terrible. Soumission totale, voile intégral, interdiction de sortir seule. Même celles qui pensaient trouver une « libération » déchantent vite. Le califat promettait une société idéale ; il offrait une prison à ciel ouvert.
Elle décrit avoir été « bien » au début. Mais était-ce vraiment du bien-être ou une acceptation forcée ? L’endoctrinement fait croire que c’est le bonheur. Quand la réalité frappe, il est souvent trop tard.
Les camps kurdes : une attente interminable
Al-Hol, Roj… Ces noms reviennent dans tous les témoignages. Des camps surpeuplés, insalubres, dangereux. Des idéologues purs et durs côtoient celles qui regrettent. La violence y est quotidienne. Les enfants grandissent dans un environnement toxique.
Elle y passe plus de trois ans. Ses enfants partent avant elle. La séparation est douloureuse. Le rapatriement français est longtemps resté au point mort, par peur des attentats, par débat politique.
Quand le vol arrive enfin, c’est presque un soulagement. Mais suivi immédiatement par la détention. Le retour n’est pas une fin, juste un nouveau chapitre.
Que nous apprend ce procès sur la déradicalisation ?
Huit ans, c’est lourd. Mais moins que les douze requis. La cour a tenu compte de plusieurs éléments : reconnaissance des faits, absence de projet terroriste en France, signes de déradicalisation. L’obligation de soins montre que la justice croit encore à une possible réinsertion.
La question reste entière : peut-on vraiment « déradicaliser » quelqu’un qui a vécu ça ? Les experts divergent. Certains pensent que le temps et la séparation du milieu suffisent. D’autres craignent un risque permanent.
Ce qui est sûr, c’est que ces procès sont nécessaires. Ils permettent de juger les actes, mais aussi de comprendre les mécanismes. Chaque audience apporte son lot d’enseignements pour la prévention.
J’ai suivi plusieurs de ces affaires ces dernières années. Ce qui me frappe toujours, c’est la banalité du départ. Des jeunes ordinaires qui, en quelques clics et rencontres, basculent dans l’irréparable. Ça fait réfléchir sur la fragilité de nos sociétés face à ces idéologies extrêmes.
Vers une réinsertion possible ?
Avec le suivi sociojudiciaire, elle devra prouver sa volonté de changer. Travailler, se soigner, reconstruire des liens. Ses enfants, parties civiles, attendent sans doute des réponses. Le chemin sera long.
Mais des cas de réinsertion réussie existent. Des anciens jihadistes qui tournent définitivement la page. Rien n’est écrit d’avance. La justice française, dans ces affaires, cherche cet équilibre délicat entre sanction et seconde chance.
Cette histoire n’est pas isolée. D’autres procès arriveront. Chaque fois, on se pose les mêmes questions : comment prévenir ? Comment juger justement ? Comment protéger la société tout en respectant les droits ? Des questions sans réponses simples, mais qu’il faut continuer à se poser.
En refermant ce dossier, on ne peut s’empêcher de penser à tous ceux qui n’ont pas eu la « chance » de rentrer. Ceux morts là-bas, ceux encore bloqués. Et aux familles qui portent ce poids depuis des années. L’héritage du califat continue de nous hanter, bien après sa chute militaire.
Ce genre d’affaires nous rappelle brutalement que le terrorisme n’est pas qu’une menace extérieure. Il naît parfois au coin de la rue, dans des villes tranquilles de province. La vigilance reste de mise, pas par paranoïa, mais par réalisme. Et peut-être que comprendre ces parcours, sans excuser, aide à mieux les prévenir à l’avenir.
