Vous est-il déjà arrivé de vous coucher le soir en vous demandant si votre immeuble sera encore debout au réveil ? À Rillieux-la-Pape, dans la métropole lyonnaise, c’est devenu la réalité pour des centaines d’habitants. Un mois déjà que le quartier de la Ville Nouvelle a basculé dans une spirale de violence qui ne semble pas vouloir s’arrêter. Et tout a commencé, comme souvent, par quelque chose qui paraissait anodin : le tournage sauvage d’un clip de rap.
Je me souviens encore des images qui ont tourné en boucle sur les réseaux ce soir-là. Des jeunes, des mortiers d’artifice tirés à l’horizontale, des flammes qui montent à l’assaut d’une barre d’immeuble toute neuve, rénovée à coups de millions d’euros. Cinq appartements partis en fumée. Trente-neuf personnes sur le trottoir en pleine nuit. Et puis le silence, lourd, presque irréel, quand les pompiers ont enfin maîtrisé l’incendie. On aurait dit une scène de film. Sauf que c’était bien réel.
Quand un clip de rap met le feu à une ville entière
Reprenons depuis le début. Nous sommes le 8 novembre. Avenue de l’Europe, en plein cœur de ce qu’on appelle la Ville Nouvelle, un quartier prioritaire en pleine tentative de résurrection urbaine. Des jeunes décident de tourner leur clip sans demander l’autorisation à personne. Classique, direz-vous. Sauf que cette fois, la mise en scène dérape complètement.
Pour faire « vrai », pour faire « quartier », on sort les mortiers d’artifice. On tire en l’air, puis plus vraiment en l’air. Les projectiles retombent n’importe où. L’un d’eux atteint la façade d’un immeuble fraîchement rénové. Isolation extérieure, matériaux modernes… et hautement inflammables quand on leur envoie des engins pyrotechniques à bout portant. En quelques minutes, c’est l’embrasement total.
Les pompiers arrivent en nombre, mais le mal est fait. Cinq logements sont détruits. Des familles entières se retrouvent à la rue, certaines avec seulement les vêtements qu’elles portaient pour dormir. Les images des habitants en pyjama, sous le choc, regardant leur maison brûler, ont fait le tour du pays. Et là, on se dit que c’est un accident tragique. Grave, mais accidentel.
Sauf que non. Très vite, les enquêteurs comprennent que ce n’était pas juste une bêtise de jeunes. C’était un message.
Le feu comme arme de guerre
Dans les jours qui suivent, les langues se délient – un peu. On apprend que les narcotrafiquants du quartier n’ont pas du tout apprécié la présence médiatique et policière qui a suivi les annonces de rénovation et de lutte contre le trafic. Le maire, Alexandre Vincendet, s’est fait une spécialité de dénoncer publiquement l’emprise des dealers sur certains secteurs de sa commune. Il tape du poing sur la table, réclame plus de moyens, plus de police, plus de caméras.
Résultat ? Il est devenu une cible. Et quand on veut faire peur à quelqu’un dans ces milieux-là, on ne s’embarrasse pas de subtilité. On brûle. On brûle des voitures, des poubelles, des écoles parfois. Et là, ils ont brûlé des appartements. Avec des gens dedans.
« Le feu, c’est leur réponse à tout. C’est rapide, ça fait peur, ça marque les esprits. Et surtout, c’est difficile à prouver. »
Un policier expérimenté du secteur, sous couvert d’anonymat
Et ça ne s’est pas arrêté là. Un mois après, les incendies criminels se poursuivent presque toutes les semaines. Parfois des voitures, parfois des locaux techniques, parfois des halls d’immeuble. La technique est rodée : un cocktail Molotov, un pneu enflammé poussé contre une porte, et on disparaît dans la nuit. Les pompiers n’ont même plus le temps de rentrer à la caserne.
Une population prise en otage
Le plus terrible dans tout ça, ce sont les habitants. Ceux qui n’ont rien demandé, qui bossent dur, qui élèvent leurs enfants, qui essayent simplement de vivre normalement. Eux dorment désormais avec une valise prête près de la porte. Au cas où.
Une mère de famille que j’ai pu rencontrer m’a confié, les larmes aux yeux :
« On a refait l’appartement à neuf il y a deux ans. On était si fiers… Aujourd’hui, je sursaute au moindre bruit la nuit. Mes enfants font des cauchemars. On vit dans la peur permanente. »
Les 39 sinistrés du 8 novembre, eux, sont toujours relogés à l’hôtel ou chez des proches. Les travaux de reconstruction ? Des mois, peut-être des années avec les assurances et les recours. En attendant, ils tournent en rond, entre colère et résignation.
- Ils ont perdu leurs souvenirs de famille dans les flammes
- Ils ont perdu la tranquillité de leur quartier
- Ils ont surtout perdu confiance en l’avenir
La police dépassée, l’État en retard
On a beau envoyer des renforts – CRS, gendarmes mobiles – la situation reste explosive. Les guet-apens se multiplient. À peine une patrouille passe-t-elle dans certains secteurs qu’elle se fait caillasser ou prendre à partie avec des mortiers. Les trafiquants ont même leurs guetteurs qui filment tout et diffusent les vidéos sur les réseaux pour se vanter.
Et pendant ce temps, les points de deal tournent à plein régime. Parce que oui, malgré le chaos, le business continue. Il paraît même qu’il n’a jamais aussi bien marché. La peur, finalement, ça paye.
Le maire, lui, oscille entre colère froide et épuisement. Il répète inlassablement la même chose :
« On ne peut pas continuer à traiter ces quartiers comme des zones de non-droit. Il faut une réponse pénale immédiate, massive et durable. »
Mais entre les discours et les actes, il y a souvent un monde. Les interpellations ont beau se multiplier, les remises en liberté sous contrôle judiciaire aussi. Et le cycle reprend.
Un quartier en sursis
Ce qui frappe quand on se balade aujourd’hui à la Ville Nouvelle, c’est le contraste. D’un côté, les immeubles rénovés, les espaces verts, les nouvelles écoles. De l’autre, les traces de brûlé sur les façades, les vitres explosées, les carcasses de voitures calcinées qu’on n’a même plus le temps d’enlever.
C’est comme si deux mondes cohabitaient sans jamais se rencontrer. Celui de la République qui essaye de reprendre la main, avec ses millions d’euros et ses beaux projets. Et celui du trafic, qui impose sa loi par la terreur.
Les habitants, eux, ne savent plus à quel saint se vouer. Certains envisagent sérieusement de partir, même s’ils savent qu’ils n’en ont pas les moyens. D’autres se terrent chez eux dès la nuit tombée. Quelques-uns, plus rares, essayent encore de croire que ça finira par s’arranger.
Et demain ?
La question que tout le monde se pose maintenant, c’est jusqu’où ça va aller. Parce que si rien ne change vraiment, si on continue avec les mêmes recettes – un peu plus de police un mois, un peu moins le suivant –, alors on sait comment ça finit. On l’a vu ailleurs.
Il suffirait d’un nouvel embrasement, d’un mort, d’un policier blessé gravement, pour que tout bascule définitivement. Et là, plus personne ne pourra dire qu’on ne savait pas.
À Rillieux-la-Pape, on vit aujourd’hui sur un baril de poudre. Un baril que tout le monde voit, que tout le monde décrit, mais que personne ne semble capable de désamorcer vraiment. Et pendant ce temps, les habitants comptent les jours… et les nuits sans sommeil.
Parce qu’au fond, c’est peut-être ça le plus révoltant dans cette histoire : ce ne sont pas les dealers qui ont le plus peur aujourd’hui. Ce sont ceux qui n’ont rien fait, à part vouloir vivre tranquilles dans leur quartier.
Quand je suis reparti de Rillieux ce jour-là, le soleil se couchait derrière les barres d’immeubles. Un soleil rouge, presque sang. Comme un avertissement. Ou comme une promesse que cette histoire est loin d’être terminée.
