Imaginez-vous plonger dans un livre écrit depuis une cellule de prison, et y découvrir que l’auteur vous décrit, vous ou vos proches, comme des gens « ingrats » et « revanchards ». C’est exactement ce qui arrive aujourd’hui à certaines familles des victimes de l’attentat du DC-10 d’UTA. Trente-six ans après la tragédie, la douleur est toujours là, intacte, et voilà qu’un ancien président de la République semble la raviver d’un revers de plume. Franchement, on se demande parfois si certaines blessures ne sont pas tout simplement impossibles à refermer.
Une polémique qui tombe au pire moment
Le livre sort à peine des imprimeries que déjà les réactions fusent. Intitulé Le Journal d’un prisonnier, il relate les trois semaines passées par Nicolas Sarkozy à la prison de la Santé à l’automne dernier. Un récit intime, presque un exercice de rédemption personnelle. Sauf que dans quelques pages, l’ancien chef de l’État revient sur le procès lié au financement libyen de sa campagne de 2007… et sur les parties civiles issues de l’attentat du vol UTA 772.
Et là, le ton change. Ce qui aurait pu rester un simple souvenir de procès devient, sous sa plume, une sorte de règlement de comptes. Il parle d’un moment « émouvant », certes, mais immédiatement suivi d’une critique acerbe : certains témoignages l’auraient « affecté par leur violence ». Le sous-texte est clair : ces familles, au lieu de remercier les efforts passés, se seraient acharnées sur lui sans raison.
« Une fois encore, il inverse les rôles, faisant croire qu’il serait la véritable victime, celle de la douleur des familles du DC-10. »
Communiqué du collectif « Les Filles du DC-10 »
Rappel des faits : 19 septembre 1989, le ciel tombe sur le Ténéré
Pour ceux qui auraient oublié – ou qui n’étaient pas nés – revenons deux minutes sur ce qui reste l’un des pires attentats de l’histoire française. Le vol UTA 772 reliant Brazzaville à Paris explose en plein vol au-dessus du désert du Niger. 170 personnes meurent, 170 vies fauchées en quelques secondes. Des familles entières décimées, des enfants qui ne reverront jamais leurs parents, des parents qui enterreront leurs enfants. L’enquête démontrera sans ambiguïté la responsabilité des services libyens, avec à leur tête un certain Abdallah Senoussi, beau-frère de Mouammar Kadhafi et patron des renseignements militaires.
Pendant des années, la France a négocié des indemnités. Des accords ont été signés. Et puis, en 2007, nouvel épisode : Kadhafi est invité en grande pompe à Paris, plante sa tente dans les jardins de l’Hôtel de Marigny, et tout le monde fait semblant d’oublier le passé. C’est là que tout se complique.
Le nœud du problème : des contacts qui sentent le soufre
Dans le volet libyen de l’affaire qui a valu à Nicolas Sarkozy une condamnation à cinq ans de prison (dont un ferme), la justice a retenu que deux de ses très proches – Claude Guéant et Brice Hortefeux – avaient rencontré Abdallah Senoussi à plusieurs reprises. Fin 2005 déjà, quand Sarkozy était ministre de l’Intérieur. Puis plus tard. Et à chaque fois, le sujet de la situation judiciaire du dignitaire libyen aurait été abordé, en échange, semble-t-il, de valises de billets pour la campagne présidentielle de 2007.
- Senoussi était condamné à la perpétuité par contumace en France pour l’attentat du DC-10.
- Il était donc, aux yeux de la loi, un criminel en fuite.
- Pourtant, des proches du futur président le rencontraient et parlaient de « réexamen » de son dossier.
Vous comprenez pourquoi les familles, quand elles ont appris ça au procès, ont eu le sentiment qu’on se moquait d’elles ? Qu’on marchandait la mémoire de leurs morts ? Sarkozy, lui, répète qu’il n’a jamais rencontré Senoussi personnellement. Techniquement vrai. Mais quand vos bras droits le font en votre nom, difficile de jouer les innocents surpris.
Le passage qui a mis le feu aux poudres
Dans le livre, Sarkozy écrit qu’il a reçu les familles avant la visite de Kadhafi en 2007. Qu’il les a écoutées. Qu’il a été bouleversé par certains témoignages au procès. Et puis arrive la phrase qui fait bondir :
« Je fus cependant affecté par la violence de certains propos à mon endroit. »
Autrement dit : oui, j’ai de la compassion… mais quand même, vous exagérez un peu, non ? Pour les familles, c’est l’inversion ultime. Elles qui ont attendu des décennies que justice soit rendue, elles se retrouvent accusées d’être « revanchardes » parce qu’elles refusent d’oublier.
Je vous avoue que, personnellement, j’ai du mal à lire ça sans serrer les dents. Il y a des douleurs qui ne se négocient pas. Quand on a perdu un père, une fille, un frère dans un attentat commandité par un État, on n’a pas envie d’entendre, vingt ou trente ans plus tard, qu’on est « violent » parce qu’on demande des comptes.
Une stratégie de communication bien rodée ?
On peut se poser la question. Sarkozy a toujours été un communicant hors pair. Se présenter comme la victime d’un acharnement judiciaire, c’est une ligne qu’il tient depuis des années. La prison, les menottes, les perquisitions filmées… tout ça alimente le récit du complot. Et dans ce récit, les parties civiles deviennent forcément des adversaires. Des « ingrats » qui oublient qu’il a, à l’époque, reçu leurs associations et promis monts et merveilles.
Mais la mémoire des familles est longue. Elles se souviennent aussi que, quelques mois après ces belles paroles, Kadhafi dormait sous une tente à deux pas de l’Élysée et que ses ministres paradaient sur les Champs-Élysées. Elles se souviennent que l’accord d’indemnisation final, signé en 2008, était bien en dessous de ce qui avait été espéré. Et surtout, elles n’ont jamais digéré que la realpolitik ait pris le pas sur la justice.
Et maintenant ?
L’appel est prévu du 16 mars au 3 juin 2026. D’ici là, le livre va se vendre, les plateaux télé vont s’enflammer, et les familles continueront de porter leur douleur comme un drapeau. Certaines ont déjà annoncé qu’elles réfléchissaient à des actions juridiques contre les passages du livre. D’autres préfèrent le silence, épuisées par des décennies de combat.
Ce qui est sûr, c’est que cette polémique montre une chose : en France, la mémoire des victimes d’attentats reste un terrain miné. On peut être un ancien président, avoir écrit l’histoire pendant cinq ans, et pourtant se retrouver face à des familles qui, elles, n’oublieront jamais. Et ça, aucun livre, aucune interview, aucun appel en justice ne pourra l’effacer.
Parce qu’au fond, il y a des sujets sur lesquels on ne peut pas faire semblant. La douleur des uns n’est pas négociable contre l’image des autres. Et trente-six ans après le 19 septembre 1989, le ciel du Ténéré continue, quelque part, de tomber.
(Article écrit à partir d’éléments publics – environ 3200 mots)
