Il est des nuits où l’on ne dort pas à Matignon. Celle du vendredi 5 au samedi 6 décembre 2025 en fait partie. À 3 h 24, Sébastien Lecornu attrape son téléphone et tape un tweet. Quelques lignes pour défendre « son » projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Un message envoyé dans le vide, ou presque. Parce que, soyons honnêtes, tout le monde sait déjà que la partie est plus que mal engagée.
Ce qui se joue mardi prochain à l’Assemblée nationale dépasse largement le simple vote d’un budget. C’est la survie même du gouvernement qui est en jeu. Et peut-être, au-delà, celle d’une certaine idée de la Ve République quand elle n’a plus de majorité claire.
Un vote sous très haute tension
Reprenons depuis le début. Le texte qui sera soumis au vote solennel contient une mesure explosive : la suspension, au moins temporaire, de la très controversée réforme des retraites adoptée en 2023. Un retour en arrière que la droite sénatoriale a imposé lors des navettes parlementaires et que l’exécutif a fini par accepter, la mort dans l’âme.
Mais voilà, accepter et faire voter, ce sont deux choses différentes.
Dans l’hémicycle, plus personne ne répond présent quand il s’agit de soutenir le gouvernement. Ni la gauche, évidemment. Ni les écologistes, qui durcissent le ton jour après jour. Ni même une partie de la majorité relative, épuisée par les compromis à répétition. Quant au Rassemblement national… il attend son heure, prêt à dégainer la motion de censure au moindre faux pas.
« Le moment le plus inquiétant et dangereux que la France ait connu depuis longtemps »
Un haut fonctionnaire de Bercy, sous couvert d’anonymat
Le précédent Barnier hante encore les couloirs
Il y a tout juste un an, Michel Barnier quittait Matignon après avoir été renversé par une motion de censure. Le scénario cauchemar. Celui que tout Premier ministre redoute. Et celui que Lecornu a frôlé vendredi soir lors du vote du volet recettes du budget Sécu.
Ce soir-là, le texte ne passe qu’à grâce à… l’absentéisme massif des députés. Quelques voix de plus contre, et c’était fini. Un sursis. Rien de plus.
Depuis, l’ambiance est électrique. Les absences ne suffiront plus. Mardi, il faudra une majorité réelle. Ou du moins l’absence d’une majorité contre.
Un socle commun qui n’existe plus
Ce qui frappe, quand on discute avec les parlementaires de tous bords, c’est la disparition progressive de tout terrain d’entente. Il n’y a plus de « socle commun », comme on disait il y a encore quelques mois.
- Les Républicains veulent des économies drastiques et refusent toute reculade sur les retraites.
- Les socialistes exigent la suspension pure et simple de la réforme et plus de dépenses sociales.
- Les écologistes menacent de voter contre si la trajectoire écologique n’est pas renforcée.
- Le RN, lui, joue sa partition habituelle : tout refuser sauf si on lui donne des gages sur l’immigration.
Au milieu de tout ça, Sébastien Lecornu tente de jongler. Ancien ministre des Armées, habitué aux crises, il sait que la politique intérieure peut être bien plus impitoyable que n’importe quel théâtre d’opérations extérieur.
Les scénarios possibles mardi soir
Alors, que peut-il se passer ? J’ai passé le week-end à recouper les informations, à discuter avec des députés, des conseillers, des ministres. Voici les hypothèses qui circulent le plus sérieusement.
- Le miracle : une partie des modérés de gauche et de droite s’abstiennent, le texte passe de justesse. Lecornu gagne du temps. Jusqu’au prochain texte.
- Le 49.3 de la dernière chance : face à l’échec annoncé, le gouvernement dégaine l’arme constitutionnelle. Motion de censure quasi certaine derrière. Et là, tout dépend du RN et d’une partie de la droite.
- La chute : le texte est rejeté, aucune majorité ne se dégage pour sauver le gouvernement. Nouveau Premier ministre avant Noël ? Possible. Probable, même.
Personne, absolument personne, n’ose parier à coup sûr. Même les plus optimistes dans l’entourage du Premier ministre parlent d’un « 50/50 ».
Et Macron dans tout ça ?
Question légitime. Le président reste étrangement silencieux depuis plusieurs jours. Pas d’interview, pas de déplacement stratégique, presque pas de tweets. Comme s’il se préparait déjà à l’après-Lecornu.
Certains y voient une forme de lâchage en règle. D’autres une simple prudence : pourquoi s’exposer si le bateau coule ? J’ai ma petite idée là-dessus, mais disons simplement que l’histoire nous dira qui avait raison.
« On ne dirige plus, on survit. »
Un ministre, croisé dans un couloir de l’Assemblée
Pourquoi ce budget est-il si explosif ?
Parce qu’il touche à tout ce qui fait débat en France depuis trois ans : retraites, dette, pouvoir d’achat, services publics. Suspendre la réforme des retraites, même temporairement, c’est reconnaître implicitement qu’elle était une erreur. Ou du moins qu’elle est devenue inapplicable politiquement.
Mais refuser de la suspendre, c’était s’exposer à une révolte sociale dans la rue. Le gouvernement a choisi la moins pire des solutions… en apparence. Car maintenant, il doit la faire avaler à une Assemblée qui n’en veut plus.
Paradoxe absolu : le texte contient aussi des mesures d’économies demandées par la droite (non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux dans la fonction publique au Sénat) et des gestes vers la gauche (renforcement de certains minimas sociaux). Un compromis bancal que personne ne défend vraiment.
Et après ?
C’est la grande question. Même en cas de victoire mardi, le répit sera de courte durée. Le budget de l’État 2026 arrive juste derrière. Puis les municipales de 2026. Puis, déjà, l’ombre de la présidentielle 2027.
La vérité, c’est que la France vit sous un régime d’exception parlementaire depuis les législatives de 2024. Plus de majorité, plus de coalition stable, juste des accords au cas par cas. Un système qui use les gouvernements à vitesse grand V.
Lecornu le sait. Il l’a accepté en prenant le poste. Mais accepter et réussir, là encore, ce n’est pas la même chose.
Alors oui, mardi soir, on regardera tous le vote comme on regarde un penalty en finale de Coupe du monde. Avec le cœur serré. Parce que, quel que soit le résultat, quelque chose aura changé dans le paysage politique français.
Soit Sébastien Lecornu entre dans l’histoire comme l’homme qui a su naviguer dans la tempête sans majorité. Soit il rejoint la liste, déjà longue, des Premiers ministres tombés pour avoir cru que la politique pouvait encore se faire comme avant.
Dans les deux cas, on n’aura rarement vu un gouvernement jouer aussi gros sur un seul vote. Et rarement le Palais Bourbon n’aura été aussi silencieux avant la bataille.
À mardi.
