Imaginez-vous en pleine mer, le vent iodé qui fouette le visage, les cordages qui grincent, et soudain… vous réalisez que le magnifique trois-mâts sur lequel vous voguez est techniquement interdit dans toutes les eaux européennes. C’est l’expérience hors norme que propose, sans détour, une réplique d’une frégate historique pour l’été prochain le long des côtes bretonnes. L’histoire est presque trop belle pour être vraie – ou trop provocatrice, selon le camp où l’on se place.
Un bateau fantôme qui refuse de disparaître
Cette frégate, c’est le Shtandart. Une reproduction fidèle du premier navire de guerre lancé par Pierre le Grand en 1703, construit dans les années 1990 à Saint-Pétersbourg pour devenir un ambassadeur flottant de l’histoire maritime russe. Pendant longtemps, il a été la star des grandes fêtes maritimes, de Brest à Rouen en passant par tous les rassemblements bretons. Les photos d’enfants grimpant dans la mâture, les concerts sur le pont, les sourires… tout cela appartient à une autre époque.
Depuis 2022 et l’invasion de l’Ukraine, tout a basculé. Les sanctions européennes sont claires : tout navire battant pavillon russe est persona non grata dans les ports de l’Union. Peu importe qu’il s’agisse d’un yacht d’oligarque ou d’un bateau-école historique. La règle est la même. Et pourtant, le trois-mâts continue de naviguer, de changer parfois de couleurs, et surtout de faire parler de lui.
Un capitaine entre deux eaux
Au centre de cette saga, il y a un homme : Vladimir Martus. Le capitaine se présente comme un opposant au régime, résident permanent en Europe, ayant fui la Russie il y a plusieurs années. Sur le papier, tout semble clean. Dans les faits, c’est plus nuancé. On le voit régulièrement vanter ses exploits dans les médias russes, raconter comment il contourne les sanctions, presque avec fierté.
Je ne vais pas vous cacher que cette double posture interpelle. D’un côté, il clame haut et fort sa dissidence. De l’autre, il entretient des liens étroits avec une agence de voyage russe spécialisée dans les expériences « patriotiques » et militaires – Kombat Tour, rien que le nom pose l’ambiance. Et c’est précisément avec cette agence qu’il organise la fameuse croisière bretonne à venir.
« Avec les enfants, nous hisserons les voiles, assurerons les quarts, surveillerons l’horizon depuis le nid-de-pie et nous baignerons en pleine mer. »
Extrait de la brochure de la croisière
5 800 euros par personne pour dix jours. Ce n’est pas une croisière, c’est un investissement. Et l’itinéraire ne manque pas de sel : Belle-Île-en-Mer, l’Île-aux-Moines, Camaret-sur-Mer, Saint-Malo… Des escales rêvées pour tout amoureux de la mer. Sauf que, officiellement, le bateau n’a pas le droit d’y accoster.
Une interdiction confirmée à tous les étages
Pour comprendre l’ampleur du défi, il faut remonter le fil juridique. Depuis 2022, les décisions s’empilent :
- 2024 : le tribunal administratif de Rennes, puis le Conseil d’État valident l’interdiction.
- Août 2025 : la Cour de justice de l’Union européenne rend une ordonnance sans appel – le bateau reste soumis aux sanctions, peu importe les changements de pavillon successifs.
En clair : même si le navire arbore aujourd’hui un autre drapeau, les autorités européennes considèrent qu’il reste sous contrôle russe. Point final. Pourtant, l’été dernier, il a quand même réussi à faire escale à La Rochelle, puis à participer à la Semaine du Golfe du Morbihan. Des exceptions ? Des tolérances ? Personne n’a vraiment expliqué.
Cette fois, le collectif « No Shtandart in Europe » a décidé de ne plus laisser passer. Son fondateur, basé à Nantes, ne décolère pas :
« Il affiche des escales qui lui sont interdites. S’il maintient cette croisière, ce doit être la dernière. »
Le précédent qui fait tousser : le drone au-dessus de Brest
Et là, on touche au cœur du problème de sécurité. Car l’histoire du Shtandart n’est pas faite que de jolies voiles et de couchers de soleil. En 2018, lors d’une précédente croisière organisée avec la même agence, un passager avait fait décoller un drone… qui s’était posé sur la base navale de l’Île Longue, rien de moins que le cœur de la dissuasion nucléaire française.
Le pire ? L’intéressé s’était ensuite présenté de lui-même à la gendarmerie en expliquant qu’il « voulait juste prendre de belles photos ». Il avait été interrogé pour soupçon d’espionnage avant d’être relâché. L’anecdote, ressortie aujourd’hui, fait l’effet d’une bombe. Parce qu’elle rappelle que derrière l’image romantique du grand voilier se cache parfois une réalité bien plus trouble.
Les arguments des deux camps
Pour être honnête, tout n’est pas noir ou blanc dans cette affaire. Certains organisateurs de fêtes maritimes bretonnes continuent de défendre le bateau :
- « Ce n’est pas un navire de guerre, c’est un outil pédagogique extraordinaire. »
- « Les sanctions sont disproportionnées pour un projet culturel. »
- « On sanctionne des marins et des passionnés, pas le régime. »
De l’autre côté, les opposants répliquent que le symbole est trop lourd. Un bateau présenté comme russe, financé à l’origine par des structures liées à l’État russe, dirigé par un capitaine qui joue sur les deux tableaux… Difficile de faire comme si de rien n’était en pleine guerre.
Et puis il y a la question pratique : comment fait-on quand un navire annonce vouloir accoster dans des ports où il est interdit ? La préfecture maritime de l’Atlantique, contactée récemment, indique qu’elle « étudie la situation ». Traduisez : on attend de voir s’il ose vraiment venir.
Et nous, on en pense quoi ?
Personnellement, j’adore les grands voiliers. J’ai passé des heures sur les quais à Brest ou à Douarnenez à admirer ces géants de bois et de cordage. Le Shtandart, quand il venait, c’était la vedette incontestée. Mais aujourd’hui, le contexte a changé. On ne peut plus faire comme si hisser certaines couleurs – ou jouer avec – n’avait aucune signification.
Entre la beauté du patrimoine maritime et la réalité géopolitique, il y a un océan. Et cet océan-là est particulièrement agité en ce moment. La croisière de juin prochain sera-t-elle annulée sous la pression ? Le bateau viendra-t-il quand même jeter l’ancre au large sans accoster ? Ou assisterons-nous à un bras de fer en direct entre un capitaine déterminé et des autorités européennes qui ne peuvent plus fermer les yeux ?
Une chose est sûre : en Bretagne, on n’a pas fini d’entendre parler de ce trois-mâts qui refuse de rentrer au port. Et quelque part, c’est aussi ça, la grande histoire de la mer : des bateaux qui défient les tempêtes… et parfois les lois des hommes.
À suivre de très près. Parce que derrière les voiles, il y a toujours plus qu’il n’y paraît.
