Vous êtes tranquillement en train de scroller le soir, et là, bam : un lapin qui fait du trampoline sur la Lune. Vous riez, vous montrez à votre conjoint, vous swipez. Dix secondes plus tard, c’est un requin qui joue au basket. Vous savez que c’est débile. Et pourtant vous continuez. Moi le premier.
Ces dernières semaines, j’ai passé bien trop de temps à essayer de comprendre d’où sortait cette vague de vidéos complètement barrées, ultra-lisses, souvent mignonnes ou choquantes, toujours générées par intelligence artificielle. Et la réponse m’a scotché : une grande partie vient du Pakistan.
Le « slop », cette bouillie numérique qui nous colle à l’écran
Le mot slop existe depuis longtemps en anglais. À la base, c’est la nourriture infâme qu’on donnait aux cochons. Aujourd’hui, sur Internet, c’est devenu le terme parfait pour désigner tout ce contenu médiocre, produit en masse, sans âme, juste pour capter l’attention. Et avec l’IA générative, le slop a trouvé son arme ultime.
Prenez n’importe quel exemple récent : un Jésus transformé en crevette géante qui danse la macarena, un sanglier qui déboule dans des toilettes par la fenêtre, un troupeau de licornes qui traverse une autoroute… Ça n’a ni queue ni tête, c’est mal fini sur les bords, mais ça marche. Pourquoi ? Parce que notre cerveau adore le bizarre, le mignon, le choquant. C’est de la dopamine en intraveineuse.
Comment reconnaît-on une vidéo slop ?
C’est assez facile une fois qu’on sait regarder :
- Les mouvements sont trop fluides ou au contraire un peu « flottants »
- Les doigts des personnages (quand il y en a) sont souvent ratés
- Le son est absent ou c’est une musique royalty-free ultra générique
- Le scénario défie toute logique physique ou narrative
- La vidéo dure pile entre 8 et 25 secondes – la durée idéale pour l’algorithme
Et surtout : elle est postée par des comptes aux noms improbables type « InfiniteUnreality », « WeirdWorldDaily » ou « AnimalsDoTheFunniestThings », avec des millions de vues en quelques jours.
Le Pakistan, champion toutes catégories
Alors oui, il y a des producteurs de slop un peu partout : Inde, Bangladesh, Nigeria, Philippines… Mais le Pakistan sort clairement du lot. Des estimations circulent : entre 40 et 60 % de ce contenu viendrait de là-bas. Comment c’est possible ?
Plusieurs raisons se cumulent, et franchement, c’est presque logique quand on y pense.
D’abord, le coût de la vie. Avec un salaire moyen qui tourne autour de 200-300 euros par mois dans beaucoup de régions, générer du slop devient une activité incroyablement rentable. Un ordinateur correct, une connexion fibre (oui, ça existe là-bas dans les grandes villes), un abonnement à une IA vidéo : moins de 100 euros par mois. Ensuite, on lance 50 vidéos par jour et on attend que l’une d’elles explose.
Ensuite, la maîtrise de l’anglais. Contrairement à d’autres pays asiatiques, une bonne partie de la population pakistanaise est parfaitement bilingue, ce qui facilite la compréhension des tendances occidentales et la rédaction des prompts.
« Un prompt bien écrit en anglais, c’est 80 % du succès de la vidéo », expliquait récemment un créateur anonyme sur un forum spécialisé.
Enfin, la culture du hustle. Dans un pays où le chômage des jeunes diplômés dépasse parfois 30 %, beaucoup se tournent vers le freelancing en ligne. Et quand on voit qu’un compte peut générer plusieurs milliers d’euros par mois en revenus publicitaires passifs… le choix est vite fait.
Combien ça rapporte vraiment ?
Les chiffres qui circulent font tourner la tête.
Un compte suivi par des observateurs aurait touché plus de 15 000 dollars en trois mois avec des vidéos de kangourous dans des lieux improbables. Un autre, spécialisé dans les « bébés animaux qui font du sport », dépasserait les 8 000 dollars mensuels. Et ce ne sont que les cas connus.
En réalité, la plupart des créateurs gagnent entre 500 et 3 000 euros par mois – ce qui, au Pakistan, représente une petite fortune. Certains parlent même de « génération Midjourney » : des jeunes qui ont abandonné leurs études d’ingénieur pour vivre de l’IA générative.
L’envers du décor : des fermes à contenu version 2025
Ce n’est pas juste quelques ados dans leur chambre. Dans certaines villes comme Lahore ou Karachi, de véritables petites « fermes à slop » se sont montées. Une dizaine d’ordinateurs, une équipe qui tourne jour et nuit, des scripts automatisés qui génèrent des centaines de prompts par heure.
Un témoignage anonyme retrouvé sur un forum Reddit (sous un compte vite supprimé) décrivait l’organisation :
- Un « prompt engineer » qui écrit les meilleures idées
- Deux personnes qui valident la sortie vidéo
- Un monteur qui ajoute la musique et le texte
- Un community manager qui poste sur 50 comptes différents
Le tout pour un investissement ridicule et des marges astronomiques.
Et nous, on est complices
Le pire, c’est qu’on ne peut s’en prendre qu’à nous-mêmes. Chaque like, chaque partage, chaque seconde passée à regarder nourrit la machine. Les algorithmes adorent le slop : taux de complétion proche de 100 %, temps de visionnage maximal, engagement fort.
Les plateformes, elles, ferment les yeux. Pourquoi bloquer du contenu qui génère des milliards de vues ? Tant que ça ne viole pas clairement les règles (pas de nudité, pas de violence explicite), c’est bon à prendre.
J’ai moi-même surpris mon pouce en train de liker une vidéo d’un chat qui fait du surf sur une pizza. J’ai eu honte cinq secondes. Puis j’ai continué à scroller.
Vers une régulation ? Pas demain la veille
Certains pays commencent à bouger. Des voix s’élèvent pour obliger les plateformes à mieux étiqueter le contenu généré par IA. D’autres proposent de limiter la monétisation des vidéos trop courtes ou trop absurdes.
Mouais.
Tant que l’attention sera la ressource la plus précieuse du XXIe siècle, le slop aura de beaux jours devant lui. Et tant que des jeunes génies au Pakistan (ou ailleurs) pourront gagner en un mois ce que leur père gagne en un an, ils continueront.
Alors, que faire ?
Personnellement, j’ai pris une petite décision : dès que je sens que je tombe dans le piège, je ferme l’application. Pas de grande déclaration de guerre, juste un petit geste. Et je me force à aller regarder des vidéos plus longues, plus construites, même si elles me captent moins au premier regard.
Parce qu’à force de bouffer du slop, on finit par oublier le goût d’un vrai repas.
Et vous, jusqu’où irez-vous avant de dire stop à la bouillie ?
