Imaginez la scène : il pleut dru un dimanche de décembre, vous entrez dans l’enceinte d’une usine automobile immense, et là, au milieu des chaînes de montage à l’arrêt, des chalets en bois, des odeurs de vin chaud et un Père Noël qui distribue des bonbons aux enfants. C’est beau, c’est chaleureux… et c’est complètement surréaliste quand on sait que dans quelques mois, tout cela pourrait disparaître.
C’est exactement ce que j’ai ressenti en poussant les portes de l’usine Stellantis de Poissy, dans les Yvelines. Le comité social et économique (CSE) avait tout donné pour organiser trois jours de fête. Et pourtant, derrière chaque sourire, on sentait la même question tourner en boucle : est-ce qu’on sera encore là l’année prochaine ?
Un marché de Noël au cœur de l’usine, symbole d’un lien social à préserver
Pour la première fois de son histoire, le site a accueilli un vrai marché de Noël à l’intérieur même des bâtiments. Des producteurs locaux, des stands de miel, de charcuterie, de bijoux artisanaux, un spectacle pour les gosses… Plus de 6 000 personnes sont venues, salariés, familles, anciens. Objectivement, c’était une réussite.
Le syndicat majoritaire, Force Ouvrière, a porté le projet à bout de bras. Leur message était clair : peu importe ce qui nous attend, on ne lâche pas le collectif. Dans un contexte où la direction et salariés se parlent à peine, ces moments comptent double.
« On voulait redonner le sourire aux collègues et aux familles. C’est la première fois qu’on fait ça ici, et franchement, on a vu grand. »
Un responsable syndical présent sur place
Mais même lui, d’ordinaire plutôt optimiste, reconnaissait entre deux cafés que « l’ambiance est lourde ». Parce que tout le monde sait que le premier semestre 2026 sera décisif.
2026, l’année de tous les dangers pour Poissy
Depuis des mois, les rumeurs vont bon train. On parle d’un transfert progressif de la production vers d’autres sites, notamment à l’étranger. La plateforme STLA Small, sur laquelle repose l’avenir des petites citadines du groupe, pourrait ne plus être fabriquer à Poissy. Ou alors très peu.
Le site, historiquement dédié aux petites Peugeot et Citroën, souffre de la transition vers l’électrique. Les volumes prévus pour les futurs modèles électriques sont bien inférieurs à ceux des thermiques d’autrefois. Moins de voitures = moins de mains nécessaires. C’est mathématique, et ça fait peur.
J’ai discuté avec Brice, la trentaine, père de famille. Il est venu avec sa femme et son petit garçon. Il m’a dit cash :
« Moi j’ai plus confiance. Ils savent très bien ce qui va se passer, mais ils nous le diront au dernier moment. Du coup j’ai passé mon permis poids lourds en poche. Si ça ferme, je rebondis ailleurs. »
Son histoire n’est pas isolée. Beaucoup de jeunes salariés, ceux qui ont acheté récemment, qui ont des crédits sur vingt-cinq ans, vivent avec une boule au ventre.
Une usine historique qui a déjà frôlé la mort plusieurs fois
Poissy, ce n’est pas n’importe quel site. C’est là qu’est née la 205, la voiture qui a sauvé Peugeot dans les années 80. Des générations entières y ont travaillé. Mon propre beau-père y a passé trente-cinq ans. Quand je lui ai raconté le marché de Noël, il m’a répondu : « Tant qu’il y a des fêtes, c’est qu’il y a encore de l’espoir. »
Mais l’espoir est fragile. Ces dernières années, l’usine a déjà perdu des lignes de production. La DS3 n’est plus fabriquée ici. La 208 a été partiellement délocalisée en Slovaquie et au Maroc pour des raisons de coût. Chaque annonce est un coup de massue.
- 2012 : fermeture annoncée d’Aulnay, Poissy tremble
- 2020 : crise Covid, chômage partiel massif
- 2021-2023 : pénurie de semi-conducteurs, arrêts répétés
- 2024-2025 : transition électrique qui patine en Europe
Chaque fois, Poissy s’en est sortie de justesse. Mais là, beaucoup ont le sentiment que c’est la fois de trop.
Les jeunes particulièrement touchés par l’incertitude
Françoise, une salariée d’une quarantaine d’années que j’ai croisée entre deux stands, m’a résumé l’état d’esprit général en une phrase :
« Pour le dire franchement, ça pue. Les trentenaires qui ont pris un crédit il y a deux ou trois ans, ils dorment plus la nuit. »
Et elle a raison. Quand vous avez 35 ans, deux enfants, un prêt immobilier, et que votre usine risque de fermer ou de réduire drastiquement ses effectifs, vous faites quoi ? Vous attendez sagement ? Non. Vous anticipez. Vous passez des permis, vous regardez les offres d’emploi dans la logistique, le BTP, ailleurs.
Certains parlent même de reconversion totale. L’industrie automobile, autrefois un métier pour la vie, n’offre plus cette sécurité. C’est peut-être ça le plus dur à accepter.
La direction silencieuse, les salariés dans le flou
Officiellement, la direction répète que « Poissy a un avenir dans le groupe ». On parle d’un possible centre de reconditionnement de véhicules d’occasion, d’activités de logicielles, ou même de production de pièces pour l’électrique. Mais rien de concret. Rien qui rassure vraiment.
Et pendant ce temps, d’autres sites du groupe arrêtent la production plusieurs jours par manque de composants ou de demande. L’image renvoyée n’est pas celle d’un groupe en pleine santé.
Résultat : les salariés ne croient plus aux discours lénifiants. Ils attendent des actes. Des investissements visibles. Des commandes fermes pour de nouveaux modèles made in Poissy.
Et pourtant, la fête a eu lieu
Revenons à ce marché de Noël. Parce que malgré tout, il y avait de la joie. Des gamins qui couraient entre les stands. Des retraités qui retrouvaient d’anciens collègues. Des couples qui prenaient des photos devant le sapin géant installé devant l’entrée des ateliers.
C’était touchant. C’était presque une forme de résistance douce. On fait la fête parce que justement, on ne sait pas si on pourra le refaire l’année prochaine.
Un ouvrier m’a glissé, un sourire en coin : « Tant qu’on peut encore rentrer dans l’usine pour Noël, c’est qu’elle n’est pas morte. » Je ne sais pas si c’est de l’optimisme ou du déni. Peut-être un peu des deux.
Conclusion : un sursis fêté, mais un avenir toujours incertain
En quittant l’usine ce dimanche soir, sous la pluie fine pluie de décembre, j’ai regardé une dernière fois les guirlandes lumineuses accrochées aux grilles. Elles brillaient dans la nuit, fragiles et belles à la fois.
Comme le lien qui unit encore ces 2 000 salariés à leur outil de travail. Un lien que le CSE a voulu célébrer une dernière fois, peut-être, avec toute la dignité possible.
2026 approche. Les grandes annonces aussi. D’ici là, les salariés de Poissy continueront de venir travailler chaque matin, la boule au ventre, en se disant que tant qu’il y a de la lumière dans l’usine, il y a encore de l’espoir.
Mais pour combien de temps ?
