Imaginez-vous à la barre, face à l’homme qui a failli vous tuer. Il est là, à quelques mètres, mais ses yeux ne vous reconnaissent plus. Il ne se souvient même pas d’avoir appuyé sur la détente. Et pourtant, c’est bien lui. C’est bien cette nuit-là. C’est bien cette balle qui a frôlé votre nuque avant de traverser son propre crâne. Bienvenue dans l’un des procès les plus dérangeants qu’ait connu une cour d’assises française ces dernières années.
Un face-à-face qui défie l’entendement
Jeudi 4 décembre 2025, palais de justice d’Évry-Courcouronnes. La salle est pleine, l’air lourd. Elle a 31 ans, lui aussi. Ils ont le même âge, mais plus rien en commun. Elle marche, parle, travaille. Lui arrive en fauteuil, parle difficilement, ne se souvient de rien – ou presque – de sa vie d’avant. Et surtout pas du 24 juin 2020, ce soir où tout a basculé.
Ce soir-là, après trois ans d’une relation toxique marquée par la jalousie et les violences, elle venait de le quitter. Un mois plus tard, il prétexte un « au revoir » avant de repartir au Portugal. Elle accepte un dernier verre. Et puis tout dérape. En quelques secondes.
La scène qui a tout fait basculer
Elle se lève pour aller aux toilettes. À son retour, son regard a changé. Il tient son téléphone, exige le code. Elle refuse. Il sort une arme – un petit revolver italien qu’il détenait depuis quatre ans. Elle hurle la phrase qu’on n’oublie jamais :
« Ne me tue pas ! »
Il tire. Par miracle – ou plutôt par réflexe –, elle tourne la tête au dernier moment. La balle effleure sa nuque, laisse une brûlure, rien de plus. Elle est vivante. Lui, pris de panique, pointe l’arme sur sa propre tempe. Les rôles s’inversent : c’est elle qui le supplie de ne pas se tuer, qui promet tout et n’importe quoi pour qu’il reste en vie.
Il part quand même. Roule comme un fou sur l’A86. Et finit par appuyer sur la détente une deuxième fois. La balle traverse son cerveau, ressort, mais ne le tue pas. L’accident qui suit non plus. Il survit. À quel prix ?
Cinq ans plus tard : un accusé méconnaissable
Quand il entre dans le box, c’est un choc. Visage déformé, œil enfoncé, énorme cicatrice qui court de l’oreille au sommet du crâne. Bras et jambe gauche paralysés. Une tige en titane dépasse derrière l’oreille pour capter le son – il n’entend plus d’un côté. Il mange liquide, se fait nourrir, laver, habiller par sa mère. À 31 ans.
Et surtout : il ne se souvient de rien. Pas des faits, pas de la relation, parfois même pas de son propre passé. Les experts sont formels : amnésie rétrograde définitive. Pas de simulation. La balle a détruit les zones de la mémoire. Il ne jouera jamais la carte de l’amnésie pour attendrir le jury ; il est vraiment amnésique.
« Je ne me rappelle pas. Je pense que j’étais en dépression. Mais ce dont on parle, ça ne me ressemble pas. Je ne me vois pas faire ça. »
Ses mots à la barre, prononcés avec difficulté
Elle, la survivante qui doit tout revivre
De l’autre côté, elle. Elza – appelons-la ainsi. Elle a reconstruit sa vie, mais le procès la ramène cinq ans en arrière. Elle baisse les yeux quand il parle. Respire mal. Ses mains tremblent légèrement. Elle raconte la spirale, les insultes, les coups, la jalousie maladive, le frère hébergé qui l’a fait craquer définitivement.
- Les crises de jalousie à répétition
- Les violences verbales devenues physiques
- Le sentiment d’être réduite à une femme de ménage
- La peur permanente qui empêche de partir plus tôt
Elle dit avoir été « prise dans une spirale ». Le travail, le quotidien, l’habitude. On connaît tous quelqu’un, ou on a tous lu des témoignages, où la sortie de l’emprise prend des années. Elle, il lui a fallu un mois pour dire stop. Et presque la vie.
La mère qui supplie la cour
Puis il y a elle. La mère de l’accusé. Une femme brisée qui s’occupe de son fils 24 heures sur 24. Elle pleure, parle par l’intermédiaire d’un interprète, implore :
« Son corps est déjà en prison. Il le sera toute sa vie. Laissez-moi le ramener à la maison. »
Phrase terrible. Parce qu’elle est vraie. Et parce qu’elle met la cour dans une position impossible. Punir qui ? Un homme qui a déjà perdu tout ce qui fait une vie ? Ou penser d’abord à la victime, à la prévention, au message envoyé à la société ?
Un procès qui interroge la justice
Franchement, on sort de ce genre d’audience avec plus de questions que de réponses. Peut-on condamner quelqu’un qui ne se souvient pas de son crime ? Qui ne peut même pas exprimer de regrets sincères parce qu’il ne sait pas de quoi il doit se repentir ? La peine a-t-elle encore un sens quand l’auteur est déjà détruit physiquement et mentalement ?
Et en même temps… si on ne condamne pas, quel signal envoie-t-on aux milliers de femmes qui vivent sous la menace ? Que la tentative de féminicide peut parfois « payer » si on rate son suicide ? C’est inconcevable.
Le parquet, lui, ne transige pas : tentative d’assassinat. Point. Peu importe l’amnésie, peu importe le fauteuil. Le geste a été commis. La préméditation est là – il avait l’arme, il est venu avec, il a tiré après un différend possessif classique.
Derrière ce drame, une réalité brutale
Ce procès, aussi exceptionnel soit-il, rappelle une statistique glaçante : en France, tous les deux jours et demi environ, un féminicide est commis. Et les tentatives, elles, se comptent en centaines chaque année. Souvent le même schéma : jalousie, séparation, passage à l’acte.
L’arme à feu change la donne. Là où d’autres drames se soldent par des coups de couteau (souvent moins immédiatement mortels), le revolver ne laisse pas de place au hasard. Une pression sur la détente et c’est fini. Sauf quand, comme ici, le destin s’en mêle deux fois.
Et puis il y a cette question qu’on n’ose pas poser trop fort : combien d’hommes, dans l’intimité, possèdent une arme sans que personne ne le sache ? Combien de relations toxiques peuvent basculer en une seconde parce qu’un objet de mort traîne dans un tiroir ?
Ce que ce procès nous dit de nous
Au-delà du cas particulier, presque irréel, ce face-à-face dit beaucoup de la difficulté à juger les violences conjugales quand elles atteignent leur paroxysme. On veut punir, protéger, réparer. Mais quand l’auteur s’est lui-même puni au-delà de ce qu’aucune peine plancher ne pourrait infliger, la justice vacille.
Je suis sorti de cette audience avec un goût étrange. Pas de colère. Pas de satisfaction. Juste une immense tristesse. Pour elle, qui doit revivre l’horreur face à un fantôme. Pour lui, réduit à un corps cassé qui ne comprend même pas pourquoi on le juge. Pour sa mère, qui paie chaque jour le prix d’un geste qu’elle n’a pas vu venir.
Et pour nous tous, finalement. Parce que ce drame, dans sa folie, dans son absurdité tragique, nous renvoie à nos failles collectives face aux violences de genre. On parle beaucoup, on légifère, on forme les policiers, on ouvre des places d’hébergement. Mais au fond, on reste souvent démunis face à la jalousie qui tue et à la détresse masculine qui explose sans crier gare.
Le verdict tombera dans quelques jours. Quelle que soit la peine, elle ne changera rien au passé. Elle ne rendra ni la mémoire à l’un, ni la sérénité à l’autre. Elle dira juste où la société place le curseur entre punition et compassion quand les deux victimes sont, d’une certaine manière, dans la même salle.
En attendant, une chose est sûre : personne ne sortira indemne de cette audience. Ni les jurés, ni les avocats, ni le public. Et sûrement pas les deux miraculés – ou maudits – qui se sont retrouvés face à face, cinq ans après une nuit où ils auraient tous les deux dû mourir.
