Imaginez-vous réveillé à 5 heures du matin par une notification : le Parlement vient d’être dissoudre. Pas dans six mois, pas après Noël, là, maintenant. C’est exactement ce qui s’est passé ce vendredi en Thaïlande, et franchement, même les observateurs les plus aguerris n’en reviennent pas.
Un coup de tonnerre politique en pleine tempête frontalière
On savait que ça allait arriver. On savait même à peu près quand : “début 2026”, avait promis le nouveau Premier ministre. Mais personne, absolument personne, ne pensait que ce serait dès le 12 décembre 2025, alors que le pays est littéralement en train de gérer une reprise des hostilités avec le Cambodge.
Le décret est tombé dans la Royal Gazette comme une bombe : la Chambre des représentants est dissoute, élections législatives dans les 45 à 60 jours. Autrement dit, les Thaïlandais iront voter au plus tard début février, en plein milieu d’une crise qui a déjà fait une vingtaine de morts et forcé plus de 600 000 personnes à quitter leur maison.
« Le gouvernement minoritaire n’est plus en mesure de gérer les affaires de l’État de manière continue, efficace et stable. »
Extrait du décret royal publié ce matin
Traduction : on est dans le mur, on rend la parole au peuple avant que tout explose complètement.
Comment on en est arrivé là si vite ?
–>Petit retour en arrière pour ceux qui auraient raté les épisodes précédents (et ils sont nombreux).
Septembre 2025 : Paetongtarn Shinawatra, fille du très controversé Thaksin Shinawatra, est destituée par la Cour constitutionnelle. Motif officiel ? Sa gestion jugée désastreuse de la crise cambodgienne qui couvait déjà. Le parti Pheu Thai, historiquement dominant, vacille.
Arrive alors Anutin Charnvirakul, leader du parti conservateur Bhumjaithai (celui des hôpitaux privés et du cannabis médical, oui oui). Il forme un gouvernement de coalition… mais minoritaire à la Chambre. Autrement dit, chaque texte de loi est une épreuve, chaque vote une partie de poker menteur.
Pendant ce temps, à la frontière, ça chauffe sévèrement. Le vieux conflit autour du temple de Preah Vihear (classé à l’UNESCO côté cambodgien, mais revendiqué par les nationalistes thaïlandais) a repris de plus belle. Accusations d’incursions, tirs d’artillerie, villages évacués… On est loin du tourisme de carte postale.
Pourquoi dissoudre maintenant ? Les trois raisons qui sautent aux yeux
- Le gouvernement minoritaire ne tient plus. Avec seulement 140 sièges environ sur 500, chaque décision budgétaire pour la crise devient un calvaire parlementaire.
- La pression populaire monte. Les réseaux sociaux thaïlandais débordent de colère contre “ceux qui nous laissent seuls face au Cambodge”. Mieux vaut organiser des élections maintenant que de risquer un mouvement de rue incontrôlable.
- Stratégie électorale. Anutin mise sur l’union nationale. En campagne, il pourra se présenter comme le “leader ferme” face à l’agression extérieure. Classique, mais ça marche souvent.
Personnellement, je penche pour un mélange des trois. Mais l’argument du décret sur l’instabilité gouvernementale est difficile à contrer : quand vous avez 600 000 déplacés et une armée qui demande des crédits d’urgence, vous ne pouvez pas vous permettre six mois de paralysie législative.
Et le conflit avec le Cambodge, il en est où exactement ?
Pour être honnête, on marche sur des œufs. Les informations officielles sont rares, et chaque camp accuse l’autre de mensonge.
Ce qu’on sait avec certitude :
- Les affrontements ont repris autour du temple de Preah Vihear et dans la province de Surin.
- L’armée thaïlandaise a déployé des unités d’élite et des blindés.
- Le Cambodge parle “d’invasion” et a porté plainte à l’ONU (encore).
- Les ONG sur place évoquent des villages entièrement vidés côté thaïlandais.
Ce qu’on ignore encore :
- Le nombre réel de victimes militaires (les deux pays minimisent).
- Si la Chine (alliée du Cambodge) ou les États-Unis (partenaires de la Thaïlande) vont s’impliquer plus directement.
- Si Hun Manet, le Premier ministre cambodgien, acceptera une médiation ASEAN sérieuse.
Ce qui est sûr, c’est que cette crise arrive au pire moment pour Bangkok. L’économie touristique est déjà à genoux après le Covid, les investisseurs étrangers hésitent, et voilà qu’il faut financer à la fois l’armée et l’aide aux déplacés.
Vers quelles élections ? Les scénarios possibles
On va avoir droit à une campagne ultra-courte, ultra-violente et ultra-nationaliste. C’est presque écrit d’avance.
Les grands blocs :
- Bhumjaithai + conservateurs + royalistes → Anutin vendra la “stabilité et la fermeté face au Cambodge.
- Pheu Thai (Shinawatra) → Paetongtarn reste populaire dans le nord-est rural. Elle jouera la carte “on nous a volé le pouvoir”.
- Move Forward / progressistes → Dissous en 2024, le parti a renaî sous un nouveau nom. Ils risquent d’être les grands perdants du climat sécuritaire actuel.
- L’armée → Même sans coup d’État, les généraux pèseront lourd dans la campagne. On parle déjà de “vote patriotique”.
Mon pronostic personnel ? Une coalition encore plus fragile que l’actuelle, avec Bhumjaithai en position de force mais obligé de composer avec les militaires. Autrement dit, on risque de se retrouver dans six mois exactement au même point.
Et l’ASEAN dans tout ça ?
L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est est, comme d’habitude, aux abonnés absents. On parle d’une réunion d’urgence, mais entre la présidence tournante indonésienne qui finit et la future présidence malaise, personne ne veut vraiment se mouiller.
La Thaïlande et le Cambodge ont déjà failli se faire la guerre en 2011 pour exactement le même temple. À l’époque, l’ASEAN n’avait rien pu faire non plus. On prend les mêmes et on recommence ?
« L’ASEAN reste le meilleur cadre pour résoudre pacifiquement les différends. »
Communiqué laconique du secrétariat hier soir
On a envie de répondre : “Oui, bien sûr… mais quand ?”
Ce que ça dit de la Thaïlande en 2025
Derrière le fracas des canons et le ballet parlementaire, il y a une réalité plus profonde : vingt ans après les grandes manifestations pro et anti-Thaksin, le pays n’a toujours pas réglé ses fractures.
D’un côté, une élite bangkokienne conservatrice, royaliste, proche de l’armée. De l’autre, les masses rurales du nord et du nord-est qui votent Shinawatra depuis 2001. Entre les deux, une jeunesse urbaine qui rêve de démocratie à l’occidentale mais se fait régulièrement dissoudre ses partis.
La crise cambodgienne agit comme un révélateur : dès que ça chauffe à l’extérieur, les vieilles alliances se reforment, les progressistes passent à la trappe, et l’armée reprend la main en coulisses.
Triste constat, mais réaliste.
Et nous, qu’est-ce qu’on doit retenir ?
Que l’Asie du Sud-Est reste une poudrière. Que la démocratie thaïlandaise, malgré ses apparences, reste fragile. Et que quand un conflit frontalier éclate dans la région, il a toujours des répercussions bien au-delà des deux pays concernés.
Parce qu’en face, le Cambodge de Hun Manet joue aussi sa survie politique. Et que derrière lui, il y a Pékin. Et derrière la Thaïlande, Washington et ses bases militaires.
On est loin du simple différend de voisinage.
Alors oui, la dissolution du Parlement est un événement majeur. Mais elle n’est que la partie visible d’un iceberg bien plus inquiétant. Les prochaines semaines vont être décisives, non seulement pour la Thaïlande, mais pour toute la région.
Et quelque part, on a tous intérêt à suivre ça de très près.
(Article mis à jour le 12 décembre 2025 – suivi en continu de la situation)
