Imaginez-vous glisser pendant plus de douze minutes, à près de 55 km/h, sur une piste de glace où chaque tour fait 400 mètres. Vos cuisses brûlent, votre cœur tambourine, et pourtant vous savez que la vraie douleur n’arrivera qu’à mi-course, quand le corps commence à supplier d’arrêter. La plupart des gens fuiraient. Lui, il sourit presque. Parce que cette souffrance-là, il la connaît par cœur. Elle fait partie de son histoire.
Timothy Loubineaud, l’homme qui court après la douleur
À 29 ans, le Français vient de faire trembler la planète patinage en pulvérisant le record du monde du 5 000 m en 6’00’’23. Un exploit majuscule, presque irréel. Mais quand on lui parle de ce chrono historique, il hausse les épaules. Pour lui, le vrai terrain de vérité, c’est le double de distance. Le 10 000 m. Vingt-cinq tours où l’on n’a plus le droit à l’erreur, où le corps et l’esprit se livrent un combat sans merci.
Ce samedi, à Heerenveen, sur la glace sacrée du Thialf, il va remettre les patins pour affronter cette épreuve qu’il décrit comme « héroïque ». Pas pour la gloire immédiate – la qualification olympique est déjà quasi assurée – mais parce qu’il a besoin de se mesurer à lui-même. Encore une fois.
Un record du monde qui n’a rien changé… ou presque
Quand il a franché la ligne à Salt Lake City, les chiffres sur le tableau ont fait le tour du monde. 6’00’’23. Le premier homme sous les six minutes à basse altitude. Les commentateurs hurlaient, les réseaux sociaux s’enflammaient. Lui ? Il a juste enlevé son casque, regard dans le vide, comme s’il avait simplement fait son boulot.
« Je reste le même athlète, la même personne. Je n’ai pas plus d’excitation ou de pression. J’ai jamais eu de difficulté à laisser le passé derrière moi pour avancer. »
Timothy Loubineaud
Cette phrase résume tout. Il refuse le piédestal. Parce qu’il sait que le sport de haut niveau, surtout en longues distances, c’est une succession de gifles et de petites victoires. Et qu’on ne devient pas champion en une course, mais en digérant des années de galères.
Le 10 000 m, cette distance qui ne ment jamais
Sur 5 000 m, on peut parfois tricher un peu avec la tactique, profiter d’un adversaire qui fait le rythme, se cacher. Sur 10 000 m ? Impossible. C’est toi contre toi-même, pendant treize minutes environ (son record de France est à 12’42’’38). Un effort solitaire où chaque dixième de seconde se paie au prix fort.
- 25 tours à maintenir une cadence infernale
- Une gestion parfaite de l’acide lactique
- Un mental capable de « débrancher le cerveau » quand les jambes crient stop
- Une humilité totale face à la douleur
Lui adore ça. Vraiment. Il le dit sans détour : il faut « un certain grain » pour aimer ça. Et il assume ne pas être « normalement constitué psychologiquement ». Venant d’un autre, on sourirait. Venant de lui, on comprend que c’est presque un compliment.
« Les spécialistes du 10 000 m ne sont pas normalement constitués psychologiquement. »
Une souffrance qui raconte une vie
Ce qui frappe le plus, c’est quand il explique pourquoi cette distance lui correspond si bien. Ce n’est pas juste une question de moteur ou de VO2 max. C’est plus profond. Presque philosophique.
Il parle de la douleur comme d’une vieille connaissance. Quelque chose qu’il a appris à côtoyer très tôt. Une souffrance physique qui, dit-il, « est un peu l’histoire de ma vie » : on commence en ayant mal, on continue malgré tout, et à l’arrivée il y a la délivrance. Une forme de récompense après l’épreuve.
Écoutez-le :
« C’est une souffrance physique qui est un peu l’histoire de ma vie : on commence en ayant mal, on continue à avancer malgré tout et, à l’arrivée, c’est la récompense, la délivrance de toutes ces épreuves. »
Il y a quelque chose de touchant dans cette façon de voir le sport. Pas comme une performance froide, mais comme une métaphore de l’existence. Une catharsis sur glace.
Des références qui imposent le respect
Sur le papier, il a déjà tout pour jouer les premiers rôles. 7e des derniers championnats du monde, record de France amélioré à deux reprises cette saison, leader ex-aequo du classement longues distances. Et surtout cette capacité rare à progresser quand les autres saturent.
Ses meilleurs moments sur 10 000 m ? Paradoxalement, pas forcément le plus rapide. Il cite souvent ses premiers Mondiaux en 2020, quand il est devenu le premier Français sous les 13 minutes. Un chrono modeste aujourd’hui (12’58’’97), mais une barrière symbolique brisée. Une délivrance.
Depuis, il a gravi les marches une à une. Et à chaque fois, la douleur était là. Mais il l’a apprivoisée.
Heerenveen, le rendez-vous de la confirmation
Ce week-end, le Thialf va encore vibrer. La cathédrale néerlandaise du patinage, avec son atmosphère si particulière, ses virages relevés, son public qui connaît la musique. Pour Loubineaud, c’est presque un retour aux sources : c’est ici qu’il a souvent performé, ici qu’il a compris qu’il pouvait tutoyer les meilleurs.
Objectif affiché ? Top 5. Réaliste ? Complètement. Mais avec lui, on a appris à ne plus s’étonner de rien. Après tout, il y a trois semaines, personne ne le voyait sous les 6 minutes sur 5 000 m.
Et s’il nous refaisait le coup ? Pas forcément un record – la glace de Heerenveen est moins rapide que celle d’Inzell ou Salt Lake – mais une course maîtrisée de bout en bout, où il montrerait que le record du monde n’était pas un feu de paille.
Vers Milan 2026 avec une cible dans le dos
Les Jeux olympiques approchent. Milan-Cortina, février 2026. Sur 5 000 m, il sera l’homme à battre. Sur 10 000 m, il peut créer la surprise. Parce que cette distance récompense les guerriers, ceux qui savent aller chercher au fond d’eux-mêmes ce que les autres abandonnent en route.
Et lui, il a déjà prouvé qu’il savait faire ça mieux que personne.
On a parfois tendance à résumer les athlètes à leurs chronos. Mais derrière les chiffres, il y a des hommes. Des histoires. Des combats intérieurs. Timothy Loubineaud, c’est tout ça à la fois. Un gamin qui a appris très tôt que la vie ne fait pas de cadeaux, et qui a choisi de transformer chaque épreuve en carburant.
Alors oui, ce samedi à Heerenveen, il va encore souffrir. Horriblement. Mais quelque part, il va aussi se sentir vivant. Plus vivant que jamais.
Et nous, on aura la chance d’assister à ça. Un mec qui court après la douleur… et qui finit toujours par la rattraper pour la transformer en quelque chose de beau.
PS : Si vous n’avez jamais regardé une course de 10 000 m en entier, faites-le ce week-end. Pas pour le suspense de l’arrivée – il est rarement haletant – mais pour comprendre ce que signifie vraiment pousser son corps et son esprit jusqu’au bout. Avec Loubineaud, vous allez voir un athlète qui ne triche jamais. Ni avec les autres, ni avec lui-même.
