Imaginez la scène : un type en costard impeccable, valise menottée au poignet, traverse la France à pied et finit par planter trois flèches l’une dans l’autre comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Et là, juste à côté de lui, un double médaillé olympique qui sourit en coin. Entre les deux, un réalisateur connu pour ses délires complètement barrés. Non, ce n’est pas le pitch d’un rêve bizarre après trop de fromage, c’est simplement ce qui arrive quand le tir à l’arc croise la route du cinéma français indépendant.
Je suis tombé là-dessus presque par hasard, et franchement, ça m’a scotché. Parce que, soyons honnêtes, on n’associe pas tous les jours un sport aussi zen que le tir à l’arc avec l’humour corrosif made in Groland. Et pourtant, ça matche terriblement bien.
Animal Totem : le film qui n’aurait jamais dû exister sans une couveuse de poussins
Tout a commencé en 2016, lors des Championnats de France organisés dans un petit club de Charente. Un réalisateur amateur d’archerie débarque, tombe sur un athlète tout juste revenu de Rio avec l’argent autour du cou… et surtout sur un mec qui trimballe une couveuse branchée partout, même sur le pas de tir. Oui, vous avez bien lu : des poussins en train d’éclore pendant une compétition nationale. Si ça, ce n’est pas le début d’une amitié improbable, je ne sais pas ce qu’il vous faut.
L’athlète, c’est Jean-Charles Valladont. Le réalisateur, Benoît Delépine. Et l’histoire d’amour entre les deux a démarré sur cette anecdote complètement folle. Des années plus tard, quand Delépine cherche un conseiller technique crédible pour une scène de tir à l’arc dans son nouveau film, il pense immédiatement à son pote le vice-champion olympique. Et il lui demande carrément de jouer dedans. Voilà comment on passe de la cible à 70 mètres au grand écran.
Un rôle taillé sur mesure (ou presque)
Dans Animal Totem, Valladont n’a pas le premier rôle – c’est Samir Guesmi qui incarne le mystérieux Darius, mi-James Bond, mi-Monsieur Hulot – mais il apparaît dans une scène qui fait mouche. Littéralement. Il prête son arc à l’acteur, donne quelques conseils à une gamine, et regarde le héros en costard réaliser l’impossible : trois flèches qui se fichent l’une dans l’autre. Trente points d’un coup. En langage archer, on appelle ça un « trophée ». Dans la vraie vie, ça arrive rarement. Sur un tournage, c’est du pur cinéma… mais crédible, parce que tout a été validé par un expert.
« Ça me rend fou quand, dans un film, les archers ont une mauvaise position ! »
Benoît Delépine
Et il sait de quoi il parle : Delépine tire tous les jours à 15 mètres dans son jardin. Pour lui, le tir à l’arc, c’est presque une philosophie. Une pensée parasite, un moustique, une émotion mal placée et c’est la catastrophe. Exactement comme au cinéma quand l’acteur rate sa prise parce qu’il n’est pas complètement dedans.
Quand Samir Guesmi découvre la parenté entre l’arc et le jeu
Samir Guesmi, lui, n’était pas totalement novice. Il avait déjà touché au kyudo, la voie japonaise de l’arc, il y a longtemps. Et il a tout de suite vu le parallèle :
- Respiration
- Alignement du corps
- État mental
- L’instant décisif où tout bascule
Pour lui, jouer une scène ou décocher une flèche, c’est la même recherche d’un geste pur, sans parasite. Valladont complète : lui peut discuter, rigoler, être dans l’échange pendant des heures, et ne se mettre en mode concentration absolue que les 4 à 12 secondes où ses doigts touchent la corde. Pareil pour l’acteur qui doit être prêt au moment exact où le réalisateur lance « action ».
Franchement, je n’avais jamais vu le tir à l’arc sous cet angle. On imagine souvent un sport monacal, hyper silencieux. Et en réalité, les meilleurs fonctionnent parfois comme des ados qui déconnent jusqu’à la dernière seconde avant de devenir des lasers.
Une fable écolo qui tape juste
Mais Animal Totem n’est pas qu’une comédie absurde avec des flèches. C’est aussi – et surtout – une charge contre le capitalisme sauvage, la prédation humaine, l’abus de pouvoir. Delépine assume : il y a des chasseurs dans le film, mais pas pour faire un procès de la chasse. Plutôt pour montrer la différence entre l’équilibre ancien et la démesure moderne.
Valladont, lui, est chasseur à l’arc et défend une pratique éthique. Il dit même que « ne pas tirer est parfois le plus bel acte de chasse ». Delépine acquiesce : il respecte le chasseur de son club qui ne tuait qu’un animal par an. C’est cette nuance qui rend le film intéressant : il ne balance pas des leçons toutes faites, il pose des questions.
« Le maître dit : Un honnête homme évite la compétition, ou sinon qu’il en fasse seulement au tir à l’arc. Mais même là, il s’incline devant ses concurrents. Même en compétition, il reste honnête homme. »
Confucius (cité dans le film)
Cette phrase, Delépine l’a ramenée d’un voyage en Chine et l’a glissée dans le scénario. Parce que pour lui, le tir à l’arc, c’est le seul sport où on peut être ultra compétitif tout en restant profondément humain. Un peu comme son cinéma, en fait.
Et si le tir à l’arc était le sport le plus cinégénique qui soit ?
Pensez-y deux secondes. Le silence avant la décoche. La tension de la corde. Le souffle retenu. Le geste suspendu. C’est du cinéma pur. Pas étonnant que les westerns, les films d’action, les scènes épiques en raffolent. Mais ici, dans Animal Totem, c’est traité avec une tendresse loufoque. Pas de héros bodybuildé, juste un mec en costard qui fait un carton parce qu’il est… ailleurs.
Et le plus beau, c’est que tout est authentique. Les positions sont justes (Delépine y tenait comme à la prunelle de ses yeux), les conseils donnés à la gamine dans le film sont ceux que Valladont donne vraiment aux enfants, et la philosophie qui sous-tend chaque flèche colle parfaitement à l’esprit du film.
On ressort de là avec l’envie subite d’aller essayer. Pas forcément pour faire un 720 points à 70 mètres, hein. Juste pour ressentir cette bulle où, pendant quelques secondes, plus rien n’existe à part soi et la cible.
Bilan : trois flèches dans le mille
Alors oui, Animal Totem est un ovni. Un film sans Gustave Kervern pour la première fois, un road-movie sans voiture, une fable écolo qui fait rire jaune, une satire sociale déguisée en comédie poétique. Mais surtout, c’est la preuve que parfois, les plus belles rencontres naissent d’un truc aussi bête qu’une couveuse de poussins sur un pas de tir.
Delépine, Guesmi et Valladont forment un trio improbable et pourtant parfait. L’un apporte l’œil, l’autre le corps, le troisième la vérité du geste. Et au milieu, l’arc. Simple bout de bois (ou de carbone) qui relie le sport, l’art et une certaine idée de l’humain.
Si vous cherchez un film qui sort des sentiers battus, qui vous fait rire, réfléchir et peut-être même envie de pousser la porte d’un club d’archerie, foncez. Et si jamais vous croisez un mec avec une couveuse sur un pas de tir, saluez-le de ma part. On ne sait jamais, ça pourrait être le début d’une belle histoire.
PS : le film est en salles en ce moment. Et si vous doutez encore, rappelez-vous que même Confucius valide le tir à l’arc comme sport de gentlemen. Ça calme, non ?
