Imaginez une avenue que vous évitiez à tout prix, même en plein jour. Un endroit où l’on rasait les murs, où les regards fuyaient, où l’on serrait son sac un peu plus fort. Et puis, du jour au lendemain, plus rien. Les guetteurs ont disparu, les allées et venues suspectes se sont évaporées, et les riverains osent enfin lever les yeux. C’est exactement ce qui se passe depuis trois mois avenue Charras, à deux pas de la gare de Clermont-Ferrand.
Moi qui connais bien la ville, j’avoue que j’ai du mal à y croire quand je passe devant maintenant. Là où ça grouillait de monde à toute heure, il n’y a plus que le bruit des pas pressés des voyageurs et le ronronnement discret d’une voiture de police stationnée en permanence. Les habitants, eux, n’en reviennent toujours pas.
Un point de deal XXL qui faisait trembler tout un quartier
Retour en arrière. Avant septembre, ce coin précis de Clermont-Ferrand était devenu, selon les termes des policiers eux-mêmes, un « supermarché de la drogue ». On y trouvait de tout : cannabis, cocaïne, héroïne. Les chiffres donnent le vertige.
- Jusqu’à 700 clients par jour, parfois plus les week-ends
- Un chiffre d’affaires estimé à 30 000 euros quotidien
- Une organisation rodée avec guetteurs, nourrices, revendeurs en roulement
- Des horaires dignes d’un magasin classique : ouvert 7j/7, souvent jusqu’à très tard
Les riverains vivaient un enfer silencieux. Les interpellations étaient rares, les opérations ponctuelles, et le deal reprenait toujours après quelques jours. Les gens avaient fini par baisser les bras. Certains avaient même mis leur appartement en vente, incapables de supporter plus longtemps cette violence quotidienne qui ne disait pas son nom.
« On ne dormait plus. Les cris, les bagarres, les voitures qui klaxonnaient à 3h du matin… On vivait barricadés chez nous. »
– Une habitante de l’avenue Charras, encore émue trois mois après
La visite qui a tout changé… en apparence
Puis est arrivée cette fameuse visite ministérielle, ultra-médiatisée, avec caméras, discours offensif et promesses de fermeté absolue. Quelques jours plus tard, les grues installaient une grille massive devant les halls d’immeuble, une voiture de police prenait position 24h/24, et les effectifs étaient renforcés de manière spectaculaire.
Résultat ? En l’espace de quelques semaines, le point de deal le plus rentable d’Auvergne semblait appartenir au passé. Les fonctionnaires en faction racontent que les habitants viennent encore les remercier, parfois avec des gâteaux maison. L’ambiance a radicalement changé. Les enfants jouent à nouveau dans la cour, les personnes âgées sortent sans crainte.
Mais voilà, quand on gratte un peu, la réalité est moins rose qu’elle n’en a l’air.
Le deal n’a pas disparu, il s’est métamorphosé
Car si l’avenue Charras respire enfin, le trafic, lui, n’a pas pris de vacances. Il s’est simplement… déplacé. Et parfois, pas très loin.
Les observateurs locaux le constatent tous les jours : les mêmes têtes, ou presque, ont migré vers d’autres quartiers. Certains ont opté pour la livraison à domicile via des applications cryptées. D’autres se sont installés dans des rues adjacentes, moins visibles mais toujours accessibles. Quelques-uns ont même poussé jusqu’à des villes voisines où la pression policière est moindre.
- Augmentation des points de deal dans les quartiers nord de la ville
- Explosion des livraisons par coursier (souvent des mineurs en scooter)
- Recrudescence signalée dans certaines communes de l’agglomération
- Utilisation massive des réseaux sociaux et messageries cryptées
En clair, on a fermé la vitrine la plus voyante, mais le fonds de commerce continue. Pire : certains policiers reconnaissent à demi-mot que la dispersion rend leur travail plus compliqué. Avant, ils savaient exactement où frapper. Aujourd’hui, il faut courir après des fantômes.
L’effet boule de neige sur la sécurité globale
Et puis il y a cet aspect que l’on oublie souvent : quand un gros point de deal ferme, les tensions ne s’éteignent pas forcément. Elles se déplacent aussi.
Dans certains secteurs, les riverains signalent une augmentation des cambriolages, des vols avec violence, des règlements de comptes. Comme si les réseaux, privés de leur spot historique, cherchaient à compenser ailleurs. Un policier expérimenté me confiait récemment : « On gagne une bataille d’image, mais on n’a pas gagné la guerre. »
« Le deal de rue, c’était visible, donc choquant. Mais la livraison à domicile, c’est invisible… et ça touche parfois des milieux qu’on n’imaginait pas. »
– Un éducateur de quartier qui préfère rester anonyme
Ce que ça dit de notre façon de traiter le problème
Au fond, l’histoire de l’avenue Charras est un parfait révélateur de la politique sécuritaire actuelle : beaucoup d’effets d’annonce, des résultats visibles à court terme, mais peu de vision sur le long terme.
Car fermer un point de deal, c’est bien. Mais que fait-on des dizaines de jeunes qui y travaillaient ? Que propose-t-on comme alternative à ceux qui n’ont souvent connu que ça comme moyen de survie ? Et surtout, comment empêche-t-on que le problème ne se reproduise trois rues plus loin ?
J’ai discuté avec un ancien dealer repenti qui vit aujourd’hui dans une autre région. Il m’a dit une phrase qui m’a marqué : « Tant qu’il y aura de la demande, il y aura de l’offre. Vous pouvez mettre cent voitures de police, si les clients sont toujours là, quelqu’un finira par vendre. »
Et les habitants dans tout ça ?
Paradoxalement, ceux qui profitent le plus de la situation actuelle sont… les riverains de l’avenue Charras. Pour eux, c’est Noël avant l’heure. Ils ont retrouvé leur quartier, leur tranquillité, leur dignité.
Mais beaucoup sont lucides. Une dame d’une soixantaine d’années me disait l’autre jour, en promenant son chien : « On sait très bien que ça reviendra un jour. Ou que ça pourrit la vie des gens ailleurs. On est contents pour nous, mais on a un peu honte aussi. »
Ce sentiment de victoire à la Pyrrhus, beaucoup le partagent. On a gagné une rue, mais pas la ville. On a amélioré la vie d’un quartier, mais au prix d’une dégradation ailleurs. C’est le dilemme classique de la politique du chiffre et de l’affichage.
Vers une nouvelle approche ?
Pourtant, certains signes laissent penser que les choses pourraient évoluer. Des associations locales travaillent main dans la main avec la mairie pour proposer des alternatives concrètes : insertion professionnelle, accompagnement des jeunes, rénovation urbaine d’envergure.
Et surtout, il y a cette prise de conscience collective : traiter le problème du trafic de drogue uniquement par la répression, c’est comme vider la mer avec une petite cuillère. Il faut s’attaquer aux causes profondes : précarité, désœuvrement, absence de perspectives.
L’avenue Charras, avec sa grille flambant neuve et sa voiture de police, est devenue malgré elle le symbole de cette ambiguïté. Un symbole de victoire, oui. Mais aussi un rappel brutal que le chemin est encore très long.
La prochaine fois que vous passerez par là, regardez bien. Derrière l’apparente sérénité, il y a toute la complexité d’un problème que nous peinons encore à résoudre. Et quelque part, dans une rue voisine, le deal continue. Plus discret, plus insidieux, mais bien présent.
La guerre contre le trafic de drogue ? Elle est loin d’être gagnée. Mais au moins, pour une fois, on a gagné une bataille. Même si elle a un goût un peu amer.
