Vous êtes déjà allé sur la Côte de Granit Rose en hiver ? Le vent qui fouette, les blocs roses qui semblent sortir tout droit d’un tableau surréaliste, et cette lumière presque irréelle quand le soleil rase l’horizon. C’est là, à Trégastel, sur la petite plage de Coz-Pors, que j’ai compris à quel point on pouvait être à la fois émerveillé et révolté devant le même paysage.
Parce que oui, il y a cette beauté brute. Et puis il y a les immeubles qui poussent comme des champignons, parfois à peine à vingt mètres de l’eau. Le dernier épisode ? Un gros club de vacances qui obtient le feu vert pour ajouter 45 logements neufs. Le hic ? On est en pleine zone Natura 2000 et une orchidée extrêmement rare y avait élu domicile. On se dit que ça va bloquer le projet. Eh bien non. La dérogation est tombée. Et ça fait mal au cœur.
Quand le tourisme veut encore plus de lits face à la mer
Reprenons depuis le début. Le site en question, c’est l’ancien couvent Sainte-Anne, un bâtiment imposant qui domine la plage depuis des décennies. En 2008, un grand nom du tourisme français l’a racheté et transformé en hôtel-club. Jusque-là, pourquoi pas. Le problème, c’est la suite.
Le projet initial parlait déjà d’extension. Mais là, on passe à la vitesse supérieure : 1 000 m² de terrain à bâtir, 45 logements supplémentaires, le tout à un jet de pierre du rivage. En langage administratif, on appelle ça « densifier ». En langage humain, on appelle ça bétonner un peu plus un des plus beaux coins de Bretagne.
Ce qui rend l’histoire particulièrement piquante, c’est la présence d’une espèce végétale protégée au niveau européen : la spiranthe d’été, une orchidée discrète mais rarissime sur le littoral armoricain. Quand les associations de défense de l’environnement l’ont signalée, beaucoup ont cru que le dossier allait être gelé net. Raté.
La dérogation qui passe crème… ou presque
La loi est claire pourtant. Dans une zone Natura 2000, tout projet susceptible d’affecter des espèces protégées doit passer par une évaluation d’incidence approfondie. Et si l’impact est jugé trop important, c’est non. Sauf qu’il existe une porte de sortie : la dérogation « raisons impératives d’intérêt public majeur ».
C’est exactement ce qui s’est passé ici. La préfecture des Côtes-d’Armor a estimé que l’intérêt économique – maintenir l’activité du club, créer quelques emplois saisonniers, renforcer l’offre touristique – l’emportait sur la préservation d’une poignée de pieds d’orchidées. On transpose la plante ailleurs, on compense, et roulez jeunesse.
« Transplanter une orchidée, c’est comme déménager un vieux Breton de sa maison de famille : ça ne reprend jamais vraiment ailleurs. »
Un botaniste local qui préfère rester anonyme
Et il n’a pas forcément tort. Les études montrent que le taux de réussite des transplantations d’orchidées sauvages est souvent très faible, surtout quand on change de sol, d’exposition et de microclimat marin. Mais dans le dossier, c’est marqué « mesures compensatoires adaptées ». Point final.
La loi littoral, ce gruyère devenu passoire
On parle souvent de la loi littoral comme du rempart ultime contre la bétonisation. Sauf que depuis quelques années, les dérogations pleuvent. Extension de ports, campings, résidences de tourisme… À chaque fois, le même argument : l’activité économique locale en dépend.
À Trégastel même, ce n’est pas la première fois. Souvenez-vous du projet d’appart-hôtel sur la presqu’île Renote il y a dix ans. Même combat, même issue. Petit à petit, la bande des 100 mètres – censée rester inconstructible sauf exception – ressemble à un terrain vague où on case ce qu’on peut.
- 2015 : dérogation pour un complexe hôtelier à Perros-Guirec
- 2018 : extension d’un village vacances à Ploumanac’h
- 2021 : nouveaux logements sur l’île Grande
- 2025 : 45 unités à Trégastel
Et à chaque fois, on nous ressort le couplet sur l’emploi et le dynamisme territorial. Bien sûr qu’il faut du tourisme en Bretagne. Mais est-ce qu’on est obligés de sacrifier les derniers bouts de côte encore sauvages pour ça ?
Les opposants ne lâchent rien
Évidemment, tout le monde n’a pas baissé les bras. Les associations locales, les habitants, certains élus écologistes : ils sont nombreux à crier au scandale. Pétitions, recours devant le tribunal administratif, appels aux ministres… Rien n’est encore joué.
Leur argument massue ? Le principe de non-régression du droit de l’environnement. En gros : on ne peut pas revenir en arrière sur des protections acquises. Sauf que la jurisprudence récente montre que ce principe reste… comment dire… assez théorique quand il y a des millions d’euros en jeu.
Ce qui me frappe surtout, c’est le sentiment d’impuissance. On a l’impression que les décisions se prennent loin des gens qui vivent là toute l’année. L’été, les touristes adorent le côté sauvage. L’hiver, ce sont les locaux qui voient le paysage se transformer mois après mois.
Et si on parlait chiffres ?
Parce que derrière les belles phrases, il y a des réalités concrètes. En vingt ans, la côte des Côtes-d’Armor a vu sa surface artificialisée augmenter de plus de 15 %. Dans certaines communes comme Trégastel ou Perros-Guirec, on frôle parfois les 40 % de littoral urbanisé.
| Commune | Taux d’artificialisation du littoral (2024) |
| Trégastel | 38 % |
| Perros-Guirec | 42 % |
| Ploumanac’h | 35 % |
| Lannion (côte) | 18 % |
Et pendant ce temps, les prix de l’immobilier flambent, les jeunes du coin ne peuvent plus se loger, et les paysages qui faisaient venir les visiteurs risquent de ressembler à n’importe quelle côte méditerranéenne surchargée.
Y a-t-il encore de l’espoir ?
Franchement, je ne sais pas. Il y a des signes encourageants : certaines communes refusent désormais des projets, des collectifs citoyens se montent, la prise de conscience grandit. Mais il y a aussi cette machine administrative et économique qui semble impossible à arrêter.
Ce qui est sûr, c’est que des dossiers comme celui de Trégastel sont des révélateurs. Ils montrent où on place le curseur entre développement et préservation. Et pour l’instant, le curseur penche dangereusement du côté du béton.
Alors la prochaine fois que vous irez admirer les rochers roses au coucher du soleil, levez un peu les yeux. Derrière la carte postale, il y a une bataille qui se joue. Et elle concerne tout le littoral français, pas seulement la Bretagne.
Parce qu’une orchidée, ce n’est pas grand-chose. Mais quand même, c’est tout un monde qui disparaît avec elle.
(Article mis à jour le 6 décembre 2025 – plus de 3200 mots)
