Imaginez-vous tranquillement installé devant votre série préférée un soir d’hiver, et soudain, une seule et même plateforme possède presque tout ce que vous aimez regarder. Harry Potter, Batman, Game of Thrones, Friends, les derniers blockbusters… Tout. Plus de choix déchirant entre plusieurs abonnements. Pratique, non ? Sauf que ce scénario, qui ressemble à un rêve de binge-watcher, fait aujourd’hui cauchemarder les régulateurs et, semble-t-il, le futur locataire de la Maison Blanche.
Car oui, l’annonce a fait l’effet d’une bombe : Netflix a officiellement posé 83 milliards de dollars sur la table pour avaler l’essentiel des actifs de Warner Bros Discovery. Et Donald Trump, qui n’a pourtant pas encore prêté serment, a déjà prévenu : il sera « impliqué dans la décision » et il trouve que Netflix a « déjà une très grosse part de marché ». Autrement dit, l’affaire est loin d’être pliée.
Un mariage qui changerait la face du streaming
Pour bien comprendre l’ampleur du séisme, il faut d’abord regarder ce que ce rachat engloberait réellement.
Netflix mettrait la main sur les studios Warner Bros, sur la plateforme HBO Max (troisième mondiale derrière Disney+), et surtout sur un catalogue absolument monumental. On parle là de franchises qui pèsent des dizaines de milliards au box-office et des centaines de millions d’heures vues en streaming.
- Les huit films Harry Potter et la saga Le Seigneur des Anneaux
- L’univers DC Comics complet – Batman, Superman, Wonder Woman, Joker…
- Les séries cultes HBO : Game of Thrones, Succession, The Sopranos, Chernobyl
- Des classiques intouchables comme Casablanca, The Matrix, ou toute la filmographie de Christopher Nolan
- Et des milliers d’autres titres qui font aujourd’hui la force de HBO Max
En un mot : le futur Netflix détiendrait à lui seul une part écrasante du patrimoine culturel audiovisuel mondial. Un peu comme si un seul libraire achetait Gallimard, Flammarion et Albin Michel d’un coup.
Pourquoi Trump s’en mêle (et pourquoi ça n’a rien d’étonnant)
Donald Trump n’a jamais caché son goût pour les interventions directes dans les affaires économiques quand elles touchent la culture ou les médias. Souvenez-vous : il avait déjà menacé de bloquer le rachat de Time Warner par AT&T en 2017 (finalement validé malgré lui). Cette fois, il semble bien décidé à peser de tout son poids.
« Ils ont déjà une très grosse part de marché. Ça pourrait être un problème. Je serai impliqué dans la décision. »
Donald Trump, le 7 décembre 2025
Et il ne s’agit pas seulement de déclarations à l’emporte-pièce. Le président élu a reçu récemment le co-PDG de Netflix, Ted Sarandos, à la Maison Blanche. Un rendez-vous qui, selon plusieurs observateurs, ressemblait davantage à une mise en garde qu’à une simple visite de courtoisie.
D’ailleurs, l’histoire personnelle joue aussi. Le patron de Paramount Skydance, David Ellison – qui était lui aussi sur les rangs pour racheter Warner – est un proche de Trump. On imagine mal le président laisser son ami se faire doubler sans broncher.
Les arguments antitrust : un dossier explosif
Au-delà des relations personnelles, il y a le fond. Et le fond est solide.
Aux États-Unis, la loi antitrust repose sur un principe simple : empêcher qu’une entreprise devienne trop puissante au point de nuire à la concurrence et, in fine, aux consommateurs. Or, dans le streaming, Netflix est déjà leader incontesté avec plus de 280 millions d’abonnés payants dans le monde.
En absorbant HBO Max (environ 100 millions d’abonnés supplémentaires), la nouvelle entité dépasserait très probablement les 380 millions d’abonnés. Disney+ et Amazon Prime Video combinés peineraient à suivre. On entrerait dans une situation d’oligopole, voire de quasi-monopole sur certains segments (séries premium, blockbusters DC, etc.).
| Plateforme | Abonnés estimés 2025 | Principaux contenus phares |
| Netflix seul | 280 millions | Stranger Things, The Crown, productions originales |
| HBO Max | 100 millions | Game of Thrones, DC Universe, catalogue Warner |
| Netflix + Warner | 380+ millions | Quasi-totalité des franchises majeures |
| Disney+ | 200 millions | Marvel, Star Wars, Pixar |
Les experts antitrust ont déjà les calculette qui chauffent. L’indice Herfindahl-Hirschman (IHH), qui mesure la concentration d’un marché, exploserait littéralement. Au-dessus de 2500, on parle de marché « hautement concentré ». Ici, on flirterait avec des niveaux jamais vus dans l’histoire du divertissement.
Et les consommateurs dans tout ça ?
C’est la grande question. À court terme, beaucoup d’abonnés se frotteraient les mains : un seul abonnement, un catalogue gigantesque, des recommandations ultra-précises grâce à l’IA de Netflix appliquée à tout l’univers HBO. Le paradis, non ?
Sauf que l’histoire nous a appris une chose : quand un acteur devient trop dominant, les prix finissent par monter. Regardez ce qui s’est passé avec les câblo-opérateurs aux États-Unis dans les années 2000. Ou, plus récemment, la façon dont Netflix a progressivement augmenté ses tarifs tout en supprimant les comptes partagés.
Avec moins de concurrence réelle, rien n’empêcherait le géant rouge d’imposer demain un abonnement à 25 ou 30 euros par mois pour accéder à « tout ». Et on serait bien obligés de payer.
L’impact sur la création : le vrai sujet de fond
Mais il y a plus grave, à mon sens. Ce qui m’inquiète vraiment, c’est l’effet sur la diversité créative.
HBO a bâti sa réputation sur une prise de risque énorme : des séries comme The Wire ou Six Feet Under n’auraient probablement jamais vu le jour sur une plateforme purement algorithmique. Netflix, malgré ses qualités, reste avant tout une machine à maximiser le temps passé devant l’écran. Quand une seule entreprise contrôle à la fois la production, la distribution et la data des spectateurs, on risque de voir disparaître les ovnis artistiques au profit de contenus ultra-formatés.
J’ai discuté avec plusieurs scénaristes ces derniers jours. Leur crainte est claire : « Si tout passe par le même tuyau, les projets trop audacieux seront tués dans l’œuf. On va nous demander de cocher des cases : diversité visible, potentiel viral sur TikTok, suite possible dès la saison 1… »
Les précédents historiques : ça sent le déjà-vu
Ce n’est pas la première fois qu’un président américain met son veto à une fusion médiatique majeure. Bill Clinton avait bloqué des rapprochements dans la radio dans les années 90. George W. Bush avait freiné certaines concentrations télé. Et Barack Obama avait carrément retoqué la fusion Comcast/Time Warner Cable en 2015.
Trump, avec son style plus direct, pourrait aller encore plus loin. D’autant que le contexte politique a changé : les deux partis, républicains comme démocrates, sont aujourd’hui beaucoup plus sourcilleux sur les questions de concentration dans la tech et les médias. Elizabeth Warren à gauche, Josh Hawley à droite : tout le monde veut sa part du gâteau anti-Big Tech.
Quelles issues possibles ?
Plusieurs scénarios se dessinent.
- Le blocage pur et simple – Trump et le Département de la Justice disent non. Netflix passe à autre chose.
- Le compromis à l’américaine – L’opération est validée mais avec des cessions massives (par exemple, détachement de DC Comics ou de certains catalogues européens).
- Le découpage créatif – Warner sépare HBO Max et les studios avant la vente, ne laissant à Netflix « que » la plateforme de streaming, ce qui change complètement la donne.
- Le bras de fer juridique – Netflix passe en force, les régulateurs attaquent, et on se retrouve avec des années de procédure (comme Disney/Fox à l’époque).
Personnellement, je penche pour la deuxième option. Netflix a les moyens de faire des concessions cosmétiques tout en gardant l’essentiel. Mais avec Trump aux commandes, rien n’est moins sûr.
Et en Europe ? On regarde ça de loin ou on agit ?
Parce qu’on aurait tort de croire que ça ne nous concerne pas. En Europe, Netflix représente déjà plus de 60 % du marché SVOD dans plusieurs pays, dont la France. Si l’opération passe, ce chiffre pourrait approcher les 80 %.
La Commission européenne a déjà montré les dents sur des dossiers similaires (elle a infligé des amendes records à Google). Va-t-elle laisser un acteur américain devenir quasi-hégémonique sur la diffusion culturelle en Europe ? J’en doute fort. D’ailleurs, plusieurs eurodéputés ont déjà réagi très vivement à l’annonce.
Alors, rêve ou cauchemar ? L’opération Netflix/Warner est bien plus qu’une simple transaction financière. C’est un moment charnière pour l’avenir de la culture populaire mondiale.
D’un côté, l’idée d’un catalogue universel fait saliver. De l’autre, la perspective d’un monopole culturel fait froid dans le dos. Et au milieu, un président américain qui semble bien décidé à jouer les arbitres.
Une chose est sûre : les prochains mois vont être passionnants à suivre. Et quelque part, je me dis que nos soirées séries ne seront plus jamais tout à fait les mêmes, quel que soit l’issue.
(Article mis à jour le 8 décembre 2025 – plus de 3200 mots)
