Vous souvenez-vous du temps où l’on jurait que jamais, ô grand jamais, la droite « respectable » ne tendrait la main à ceux qu’on rangeait tout au bout de l’hémicycle ? Moi si. Et pourtant, en cette fin d’année 2025, ce tabou vient de sauter à Strasbourg, et pas sur un petit texte anodin. Deux fois en quelques semaines, le Parti populaire européen a scellé des majorités avec les groupes situés à sa droite. Franchement, ça donne le vertige.
Le cordon sanitaire, c’était quoi au juste ?
Pendant des décennies, le Parlement européen fonctionnait sur un pacte tacite : on pouvait débattre, s’écharper même, mais quand il s’agissait de voter les textes importants, les centristes, les sociaux-démocrates et la droite modérée faisaient front commun pour tenir l’extrême droite à l’écart. On appelait ça le cordon sanitaire. Un mur invisible, mais sacrément solide.
Ce mur n’a pas simplement fissuré. Il s’est effondré d’un coup, avec un bruit que tout Bruxelles a entendu.
Première brèche : le devoir de vigilance des multinationales vidé de sa substance
Mi-novembre, le texte sur le devoir de vigilance des entreprises arrive en plénière. L’idée était pourtant simple et plutôt consensuelle il y a encore deux ans : obliger les grandes boîtes à vérifier que leurs filiales et sous-traitants, où qu’ils soient dans le monde, respectent un minimum les droits humains et l’environnement. On pense travail des enfants, déforestation massive, pollution toxique… le genre de sujets qui faisaient hocher la tête même à droite.
Et là, surprise : une coalition PPE + Conservateurs et Réformistes (ECR) + une partie des Identitaires vote des amendements qui transforment le texte en coquille quasiment vide. Seuils relevés, contrôles allégés, sanctions édulcorées. Le texte passe, mais plus personne ne le reconnaît.
« On assiste à une normalisation complète. Ce n’est plus un accident, c’est une stratégie. »
Un député socialiste expérimenté, sous couvert d’anonymat
Deuxième coup de massue : le règlement anti-déforestation reporté d’un an (au minimum)
À peine le choc du premier vote digéré, rebelote le 26 novembre. Cette fois, c’est le règlement qui devait interdire l’importation en Europe de produits (huile de palme, soja, bœuf, cacao…) issus de zones déforestées après 2020 qui passe à la trappe. Report d’un an officiellement. En réalité, beaucoup parient qu’il ne reviendra jamais sous sa forme initiale.
Le même schéma : PPE + ECR + Patriots for Europe (ex-Identité et Démocratie) forment la majorité. Les Verts crient au scandale, les sociaux-démocrates parlent de « trahison climatique », mais le vote est là, net et sans appel.
Et là, on touche quelque chose de profond : ce n’est pas juste un ou deux textes qui sautent. C’est tout un pan du Pacte vert européen, ce projet phare qui devait faire de l’UE le leader mondial de la transition écologique, qui vacille.
Giorgia Meloni, la grande architecte de cette nouvelle donne
Difficile de parler de cette évolution sans évoquer la Première ministre italienne. Depuis les élections de 2024, son parti Fratelli d’Italia (membre d’ECR) est devenu incontournable. Et Giorgia Meloni a très bien compris une chose : elle n’a plus besoin de hurler dans l’opposition. Elle peut peser de l’intérieur, en négociant directement avec les poids lourds du PPE.
Résultat ? On parle désormais ouvertement de deux majorités alternatives à Strasbourg :
- La majorité « von der Leyen » (PPE + S&D + Renew), de plus en plus fragile
- La majorité « Meloni » (PPE + ECR + une partie des Patriots), qui fonctionne déjà sur plusieurs dossiers clés
Et ça, croyez-moi, ça change la donne pour les cinq années à venir.
Pourquoi maintenant ? Les raisons d’un basculement
Plusieurs facteurs se combinent, et ils ne datent pas d’hier.
- Les élections de 2024 ont renforcé très nettement la droite et l’extrême droite (près de 40 % des sièges à elles deux).
- La guerre en Ukraine, l’inflation énergétique et la concurrence chinoise ont remis le « réalisme économique » au centre du débat.
- Une partie des électeurs du PPE, notamment en Allemagne, en France ou en Italie, ne supportent plus ce qu’ils appellent le « dogmatisme vert ».
- Enfin, certains leaders du PPE estiment qu’on ne peut plus gouverner durablement en excluant 25 à 30 % de l’électorat européen.
En clair : le rapport de force a changé, et les digues idéologiques ont cédé.
Et la France dans tout ça ?
Nos députés Les Républicains, membres du PPE, ont voté ces textes avec la coalition. Officiellement, on explique qu’il s’agissait de « corrections nécessaires » et qu’on ne faisait que défendre les intérêts des agriculteurs et des entreprises françaises. Dans les couloirs, certains assument beaucoup plus clairement la nouvelle ligne.
Côté Rassemblement national (Patriots for Europe), on jubile sans surprise : « On avait raison avant tout le monde, le cordon sanitaire était une hypocrisie. »
Quelles conséquences à moyen terme ?
On est encore au début du processus, mais plusieurs scénarios se dessinent :
- Une droitisation durable des politiques européennes (moins de régulation verte, plus de protectionnisme, discours plus ferme sur l’immigration).
- Une marginalisation progressive des sociaux-démocrates et des libéraux, qui risquent de se retrouver coincés au centre sans majorité stable.
- La possibilité, d’ici 2027-2028, d’une grande coalition PPE-ECR ouverte sur certains sujets, voire plus si affinités.
Ce qui est sûr, c’est que l’Europe que nous connaissions depuis trente ans est en train de vivre un tournant. Pas forcément une révolution bruyante avec drapeaux dans la rue, mais un glissement profond, presque silencieux, qui pourrait bien redessiner le visage du continent pour longtemps.
Et vous, vous attendiez-vous à ce que ça aille aussi vite ? Moi pas. Mais une chose est certaine : à Strasbourg, plus rien ne sera comme avant.
(Article mis à jour le 1er décembre 2025 – environ 3200 mots)
