Imaginez un instant que vous apprenez que, pendant que la plupart des secteurs économiques souffrent encore des séquelles de la pandémie et de l’inflation, un seul marché explose tous les records année après année. 679 milliards de dollars, soit environ 600 milliards d’euros. C’est le chiffre d’affaires cumulé des cent plus gros fabricants d’armes en 2024. Un montant qui donne le vertige et qui, franchement, fait froid dans le dos.
Je ne vais pas tourner autour du pot : oui, la guerre rapporte. Et elle rapporte énormément quand elle se déroule sur plusieurs fronts en même temps. Entre le conflit en Ukraine qui entre dans sa troisième année et la situation explosive à Gaza, la demande en matériels militaires n’a jamais été aussi forte. Et les industriels, eux, suivent la courbe avec un enthousiasme qui ne se cache même plus.
Un record qui en dit long sur notre époque
Ce qui frappe d’abord, c’est la progression constante. Sur les dix dernières années, les revenus des géants de l’armement ont bondi de plus d’un quart. Et 2024 marque un nouveau sommet, avec une hausse de près de 6 % par rapport à l’année précédente. On pourrait presque parler d’un secteur en pleine santé… si le mot santé n’était pas aussi cynique dans ce contexte.
Ce qui est intéressant, c’est que cette explosion ne vient pas uniquement des zones de combat direct. Elle est aussi alimentée par une peur diffuse, une sorte de course préventive à l’armement chez des pays qui ne sont pas (encore) en guerre. L’Europe, notamment, se réveille brutalement après des décennies de relative désinvolture budgétaire sur la défense.
L’Europe, le grand accélérateur de 2024
On a tendance à l’oublier, mais l’Europe est devenue le moteur principal de cette hausse. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : +13 % pour les grands groupes du continent. Certains ont même vu leur chiffre d’affaires doubler, voire tripler en un an.
Pourquoi une telle flambée ? Deux raisons se croisent. D’abord, les pays qui ont vidé leurs stocks pour aider l’Ukraine doivent maintenant les reconstituer à marche forcée. Ensuite, la perception de la menace russe a changé du tout au tout. Des nations qui dépensaient 1,2 % de leur PIB en défense il y a cinq ans visent désormais les 2 %, voire plus. Et quand un pays décide de réarmer, ça tombe directement dans l’escarcelle des industriels.
« L’Europe a pris conscience que la paix sur le continent n’était plus garantie. Les plans de modernisation militaires lancés partout vont nourrir la demande pendant des années. »
– Une analyste spécialisée dans les dépenses militaires
Le résultat ? Des carnets de commandes qui débordent et des usines qui tournent à plein régime. Parfois même trop plein, parce que oui, il y a un hic : la production peine à suivre.
Les États-Unis toujours intouchables, mais sous pression
De l’autre côté de l’Atlantique, la domination reste écrasante. Près de la moitié des ventes mondiales, c’est eux. Les trois premiers du classement ? Américains. Le top 10 ? Majoritairement américain. On connaît la chanson.
Mais derrière les chiffres flatteurs, ça coince sérieusement. Les retards s’accumulent sur des programmes phares. Le F-35, censé être l’avion de combat du futur, accumule les dépassements de budget et les problèmes techniques. Les nouveaux sous-marins nucléaires ? Même combat. L’industrie américaine gagne beaucoup d’argent… mais elle galère à livrer.
- Retards chroniques sur les gros programmes
- Pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans certaines usines
- Surcoûts qui font grincer des dents au Congrès
Bref, même le géant a ses faiblesses. Et pendant ce temps, d’autres acteurs grignotent du terrain.
La Russie résiste, l’Asie marque le pas
Contre toute attente, les sanctions n’ont pas coulé l’industrie russe. Au contraire, elle progresse de plus de 20 % en un an. Comment ? Grâce à la demande interne colossale. L’armée russe consomme, consomme, consomme. Et tant pis si les exportations ont chuté : le marché intérieur compense largement.
Mais là aussi, il y a des limites. Manque de composants électroniques, difficultés à recruter des ingénieurs compétents, usines qui tournent déjà à 200 % de leurs capacités d’avant-guerre… Le système tient, mais pour combien de temps ?
En Asie, c’est l’inverse. Première baisse depuis longtemps. La Chine, en particulier, voit certains contrats annulés ou reportés à cause d’affaires de corruption qui secouent les hauts gradés de l’armée. Conséquence : moins de commandes internes, moins de visibilité sur les grands programmes de modernisation.
Les chaînes d’approvisionnement sous tension partout
Ce qui ressort de tout ça, c’est que le vrai goulot d’étranglement n’est plus seulement la volonté politique ou le budget. C’est la capacité à produire. Et là, c’est la douche froide.
Prenez le titane, par exemple. Avant 2022, une bonne partie venait de Russie. Aujourd’hui, il faut trouver ailleurs, plus cher, plus loin. La Chine resserre l’étau sur certains minerais stratégiques ? Rebelote, les coûts flambent. Résultat : même quand un pays est prêt à signer un chèque en blanc, l’industriel met parfois des années à livrer.
J’ai discuté récemment avec un ancien responsable d’un grand groupe européen. Il me disait, off the record : « On a des commandes pour dix ans. Le problème, c’est qu’on n’a pas les usines, pas les ouvriers, pas les matières premières pour tenir le rythme. » Ça pose question.
Et demain ? Une bulle ou une nouvelle norme ?
La grande question, maintenant, c’est de savoir si ce niveau record est conjoncturel ou s’il annonce une nouvelle ère. Personnellement, j’ai du mal à voir un retour en arrière rapide.
Tant que les conflits actuels ne trouvent pas de solution politique durable, la demande restera forte. Tant que la Russie maintiendra une posture agressive, l’Europe continuera à réarmer. Tant que la Chine musclera sa présence en mer de Chine méridionale et autour de Taïwan, les pays voisins feront de même. Et je ne parle même pas du Moyen-Orient.
On assiste peut-être à la fin de l’illusion de la « paix par le désarmement » qui a dominé les trente dernières années en Europe. Et à l’entrée dans une période où la puissance militaire redevient un critère central des relations internationales. Triste, mais réaliste.
« Nous ne sommes plus dans une parenthèse historique. Nous sommes revenus à une forme de normalité géopolitique où la force compte. »
– Un observateur aguerri des questions de défense
Alors oui, 600 milliards d’euros en 2024, c’est énorme. Mais quelque chose me dit que dans cinq ou dix ans, on regardera ce chiffre avec nostalgie. Comme une époque où, finalement, ça n’allait pas encore si mal.
En attendant, les usines tournent, les actionnaires se frottent les mains, et quelque part dans le monde, un nouveau conflit couve probablement déjà. La boucle est bouclée.
