Il y a quelques mois, lors d’un dîner entre amis, une femme de 68 ans m’a lancé, mi-sérieuse mi-amusée : « Tu sais, on est nombreuses à se demander quoi faire de tout ce temps qu’on nous a donné en bonus. » J’ai d’abord souri. Puis la phrase m’a poursuivie. Parce qu’elle résume, avec une simplicité désarmante, la réalité de millions de Françaises : elles survivent longtemps à leur conjoint et se retrouvent, souvent sans l’avoir choisi, face à des années de vie seule.
Les derniers chiffres sont implacables. En France, les femmes passent en moyenne 13 ans en situation de veuvage. Treize années. C’est plus long qu’un cursus universitaire complet, plus long que l’enfance entière de beaucoup d’enfants. Et pour certaines, ce chiffre grimpe jusqu’à vingt ans, voire plus.
Pourquoi les femmes restent-elles si longtemps seules ?
Tout commence par un décalage qui ne date pas d’hier : les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Environ six à sept ans d’espérance de vie d’écart selon les générations. Ajoutez à cela la coutume – toujours vivace – d’épouser un homme un peu plus âgé (trois ans en moyenne), et vous obtenez une équation simple : quand monsieur part, madame a encore de belles années devant elle.
Mais il n’y a pas que la biologie. Il y a aussi les comportements. Les hommes veufs se remarient ou se remettent en couple beaucoup plus souvent que les femmes. Résultat ? Près d’une femme sur deux après 75 ans vit sans conjoint, contre seulement un homme sur cinq pour les hommes du même âge.
« Mon mari était mon pilier. Je n’imagine pas quelqu’un d’autre à sa place. »
Une veuve de 57 ans interrogée récemment
Cette phrase, je l’entends souvent. Beaucoup de femmes, surtout celles qui ont vécu un mariage heureux, refusent l’idée même d’une nouvelle histoire. Elles préfèrent garder l’empreinte de celui qui a partagé quarante ou cinquante ans de leur vie. C’est un choix respectable. Mais il laisse aussi des millions d’entre elles face à un quotidien qui peut vite tourner à la longue attente.
L’inégalité sociale qui accélère le veuvage
Ce qui m’a le plus frappée dans les dernières études, c’est le fossé selon le milieu social. Les femmes les plus modestes deviennent veuves plus tôt et pour deux raisons cumulées : leurs conjoints ont une espérance de vie plus courte (travail pénible, moins de soins préventifs) et elles-mêmes, même si elles vivent plus longtemps que ces messieurs, partent avec un handicap de santé.
Concrètement, une femme cadre supérieur peut espérer rester veuve « seulement » 10 à 12 ans. Une ouvrière ? Jusqu’à 16 ou 17 ans. Ce n’est pas une punition du sort. C’est le reflet brutal des inégalités de santé qui s’accumulent toute une vie.
- Espérance de vie à 65 ans : +3 à 4 ans d’écart selon le diplôme
- Âge moyen au veuvage : 68 ans pour les plus modestes, 74 ans pour les plus aisées
- Durée moyenne du veuvage : jusqu’à 50 % plus longue dans les milieux populaires
Quand on additionne tout, certaines femmes passent presque le quart de leur existence en veuvage. Un quart.
Le veuvage n’est pas (que) une question d’amour
On imagine souvent la veuve éplorée, robe noire et mouchoir à la main. La réalité est bien plus nuancée. La plupart des femmes que je rencontre ont fini leur travail de deuil. Elles ne pleurent plus tous les soirs. Elles ont rangé les photos ou les ont laissées bien en vue, selon leur caractère. Mais elles se posent une question lancinante : et maintenant ?
Parce que le veuvage, ce n’est pas seulement perdre l’être aimé. C’est perdre son premier confident, son partenaire de voyage, celui avec qui on râle contre les impôts ou on regarde Questions pour un champion. C’est aussi, souvent, perdre une partie de son identité sociale : on n’est plus « le couple untel », on devient « la veuve de ».
Et puis il y a les aspects très concrets. La pension de réversion qui ne compense pas toujours la perte de revenu. La maison trop grande. Les enfants qui appellent moins souvent qu’on le voudrait. Les amis couples qui, sans méchanceté, finissent par vous inviter moins (« on ne voulait pas te gêner »).
Théoriquement, on n’a jamais eu autant de possibilités
Paradoxalement, jamais les seniors n’ont eu autant d’opportunités de remplir leur vie. Universités du troisième âge, clubs de randonnée, voyages organisés, applications de rencontre spécial 60+, bénévolat… Sur le papier, tout est là.
Mais dans les faits ? Beaucoup de femmes me confient qu’elles hésitent. Par peur du regard des enfants (« maman avec un autre homme, non merci »). Par timidité retrouvée après cinquante ans de couple. Par fatigue aussi, tout simplement.
« J’ai essayé un club de marche. Tout le monde était gentil. Mais je rentrais et la maison était toujours aussi vide. »
Et si on arrêtait de voir le veuvage comme une fin ?
J’ai rencontré des femmes formidables qui ont transformé ces années « bonus » en quelque chose d’extraordinaire. L’une a ouvert une librairie-café à 72 ans. Une autre parcourt l’Europe en train avec un pass Interrail. Une troisième s’est mise à la peinture et expose désormais dans sa région.
Ce ne sont pas des exceptions « chanceuses ». Ce sont des femmes qui ont décidé que treize ans, c’était trop long pour attendre la mort à son tour. Elles ont accepté que le grand amour soit derrière elles, mais pas la grande vie.
- Reprendre des études ou une passion abandonnée
- S’engager dans une association caritative
- Partir vivre six mois par an dans un pays chaud (beaucoup le font !)
- Devenir famille d’accueil pour étudiants étrangers
- Créer un blog, un podcast, un groupe de discussion entre veuves
- Adopter un animal (le meilleur antidépresseur qui soit)
L’aspect peut-être le plus touchant, c’est l’amitié entre veuves. Elles se retrouvent, parlent sans filtre, rient des mêmes souvenirs, pleurent aussi parfois. Elles forment des tribus nouvelles, solides, drôles. Et ça change tout.
Quelques chiffres qui font réfléchir
| Situation | Femmes >60 ans | Hommes >60 ans | |
| Veufs/veuves | 30 % | 12 % | |
| Veufs/veuves après 75 ans | 52 % | 20 % | |
| Durée moyenne veuvage | 13 ans | 6 ans | |
| Se remarient ou recohabitent | 5-10 % | 30-40 % |
Ces chiffres ne sont pas là pour déprimer. Ils sont là pour réveiller. Treize ans, c’est énorme. C’est assez pour apprendre une langue, écrire un livre, voir grandir ses petits-enfants, devenir une experte en quelque chose, changer de région, aider des dizaines de personnes.
Le veuvage n’est pas une parenthèse triste entre le mariage et la mort. C’est un chapitre à part entière. Parfois le plus libre, le plus créatif, le plus inattendu de toute une vie.
Alors oui, les femmes restent veuves plus longtemps. Mais peut-être que la vraie question n’est pas « pourquoi si longtemps ? » mais plutôt « qu’allons-nous faire de tout ce temps magnifique qu’on nous a donné ? »
Parce qu’au fond, treize ans, c’est peut-être le plus beau des cadeaux empoisonnés. À nous de le transformer en or.
