Il y a des silences qui pèsent plus lourd que des mots. Des silences qui durent des décennies, qui rongent de l’intérieur et qui, un jour, explosent dans une salle d’audience. C’est exactement ce qui se joue en ce moment dans un tribunal du sud-ouest de la France.
Imaginez : vous avez été abusé enfant dans un établissement catholique. Vous avez mis quarante ou cinquante ans à pouvoir en parler. Et quand enfin vous trouvez la force de porter plainte, on vous répond « trop tard, c’est prescrit ». C’est la réalité brutale à laquelle sont confrontées près de 250 victimes d’un même lieu.
Quand la justice pénale ferme la porte, une autre porte s’entrebâille
Jean-Rémy (le prénom a été modifié pour protéger son identité) a décidé de ne pas baisser les bras. Après avoir obtenu, en décembre 2024, une reconnaissance officielle de la congrégation religieuse elle-même via la Commission Reconnaissance et Réparation (CRR), il vient de franchir un pas supplémentaire : demander une indemnisation devant la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (Civi) du tribunal de Pau.
Le twist ? Les faits sont prescrits au pénal depuis longtemps. Mais en droit civil, les règles changent. Et c’est là que tout devient intéressant.
La reconnaissance de la CRR a-t-elle une valeur juridique réelle ?
La question est posée crûment par son avocate : « Est-ce que la reconnaissance officielle d’une congrégation religieuse vaut quelque chose devant un juge civil ? »
« Je suis là pour essuyer les plâtres et que ça fasse jurisprudence »
Jean-Rémy, à la sortie de l’audience
En clair, il accepte d’être le premier cobaye d’une procédure qui pourrait changer la donne pour des centaines d’autres victimes. Parce que si la Civi accepte de retenir la reconnaissance de la CRR comme preuve suffisante, alors des dizaines, voire des centaines de dossiers prescrits pourraient renaître de leurs cendres.
Le Fonds de garantie joue la montre (et l’argent)
En face, le Fonds de garantie des victimes (FGTI), financé par une taxe sur les contrats d’assurance, fait bloc. Son argument ? « Pas assez de preuves ». Pourtant, la congrégation a déjà reconnu les attouchements sexuels commis par un de ses membres entre 1975 et 1976 et proposé 10 000 € d’indemnisation via la CRR.
Mais 10 000 €, quand on parle de vies brisées, ça fait sourire jaune. Jean-Rémy demande une réparation intégrale du préjudice : souffrances endurées, troubles psychologiques, perte de chances professionnelles, tout le package. Et il a raison de le faire.
Prescription pénale vs prescription civile : les règles du jeu
Petit rappel pour ceux qui nagent dans le jargon juridique.
- En pénal, pour un viol sur mineur, la prescription court à partir de la majorité de la victime et dure 30 ans (depuis la loi de 2018). Pour les faits antérieurs, c’était souvent 20 ans, voire 10 ans avant 2004.
- Résultat : la très grande majorité des plaintes concernant des abus commis avant les années 2000 sont prescrites.
- En civil, le délai est de 10 ans à partir de la consolidation du préjudice (souvent le moment où la victime prend conscience du lien entre les abus et souffrances actuelles). Et ce délai a été jugé imprescriptible dans certains cas de violences sexuelles sur mineurs par la Cour de cassation en 2021.
Traduction : même si le pénal est fermé, le civil peut rester grand ouvert. Et c’est exactement la brèche que Jean-Rémy et son avocate veulent élargir.
Un demi-siècle de silence institutionnel
L’établissement en question a fonctionné comme internat religieux pendant des décennies dans les Pyrénées-Atlantiques. Des générations d’enfants, souvent placés là par des familles modestes ou en difficulté, y ont subi violences physiques et sexuelles dans un climat de terreur et d’omerta totale.
J’ai lu des témoignages qui font froid dans le dos : coups de règle sur les doigts jusqu’au sang, douches froides collectives en guise de punition, nuits passées attaché dans un cagibi, et bien sûr les abus sexuels répétés par certains « éducateurs » en soutane ou en costume de surveillant.
Le plus révoltant ? Tout le monde savait, ou du moins se doutait. Mais personne ne parlait. Ni les autres religieux, ni les familles, ni les autorités de l’époque. Le mur du silence était plus solide que les pierres de l’établissement.
La CRR, un premier pas… mais à quel prix ?
Créée en 2021 sous la pression de la Ciivise et du rapport Sauvé, la Commission Reconnaissance et Réparation était censée être LA solution pour les victimes « hors délai ». Sauf que dans les faits, beaucoup la vivent comme une deuxième humiliation.
- Indemnisations plafonnées (rarement plus de 30 000 €, souvent autour de 10-15 000 €)
- Procédure entièrement à huis clos, sans confrontation avec les abuseurs
- Pas de reconnaissance publique forte
- Impression pour certaines victimes d’acheter leur silence une deuxième fois
Jean-Rémy, lui, a refusé l’indemnisation proposée. Pas par cupidité. Par principe. Il veut que la justice, la vraie, regarde les faits en face.
Et maintenant ? La décision du 23 janvier 2026
Le délibéré est fixé au 23 janvier. Si la Civi donne raison à Jean-Rémy, ce sera une bombe juridique. Des centaines de dossiers pourraient être rouverts en civil. Les congrégations religieuses et le FGTI verraient leurs provisions exploser. Et surtout, des victimes qui s’étaient résignées pourraient enfin obtenir réparation.
Si la Civi rejette la demande, ce sera un signal terrible : même quand l’institution reconnaît les faits, l’État (via le Fonds de garantie) peut encore dire « circulez, y’a rien à voir ».
Entre les deux, il y a l’espoir ténu que la justice soit enfin rendue, même avec cinquante ans de retard.
Pourquoi cette affaire nous concerne tous
Parce qu’elle pose la question fondamentale : jusqu’où une société est-elle prête à aller pour réparer les crimes commis sur ses enfants ?
Peut-on accepter que le simple écoulement du temps efface les viols sur mineurs ? Peut-on se satisfaire de « réparations » symboliques quand des vies entières ont été saccagées ?
Jean-Rémy ne se bat pas que pour lui. Il se bat pour tous ceux qui n’ont pas eu sa force, pour ceux qui se sont suicidés, pour ceux qui vivent encore dans la honte et le silence.
Le 23 janvier, une porte risque de s’ouvrir. Ou de se refermer définitivement.
Et nous serons tous concernés par ce qui se passera derrière.
(Article rédigé à partir de sources publiques et d’entretiens avec des victimes et avocats spécialisés. Aucun nom complet de victime n’est dévoilé par respect de leur anonymat.)
