Vous êtes-vous déjà arrêté net sur un pont, juste parce qu’un bâtiment semblait surgir de l’eau comme dans un conte ? Moi, oui. C’était à Vernon, sur le pont Clémenceau, direction Giverny. Et là, posé sur les arches d’un pont médiéval, ce vieux moulin à colombages m’a littéralement scotché. On dirait une carte postale vivante. Et pourtant, ce petit bijou a failli disparaître plusieurs fois.
Le 1er décembre 2025, il a enfin obtenu ce que tout le monde espérait depuis longtemps : son inscription à l’inventaire des Monuments Historiques. Une nouvelle qui fait chaud au cœur quand on connaît le parcours chaotique de ce survivant de la Seine.
Un moulin né sur un pont du XIIe siècle
Remontons le temps. Nous sommes en 1210. Un pont en pierre est inauguré sur la Seine à Vernon. Déjà à l’époque, on installe des moulins à roue pendante directement sur les piles du pont. Pratique : l’eau passe dessous, les meules tournent dessus. Quatre moulins fonctionnent ainsi pendant des siècles, réglés grâce à une crémaillère selon le niveau du fleuve (la Seine n’est pas encore domptée à cette époque.
Ils broient le grain jusqu’en 1849. Ensuite, plus rien. Les trois autres disparaissent, détruits ou emportés par les crues successives. Lui seul reste, perché là, comme un miraculé.
« C’est le dernier témoin d’un système ingénieux qui a nourri toute une région pendant des siècles. »
Un passionné d’histoire locale
Des propriétaires hauts en couleur
Au début du XXe siècle, le moulin devient une maison privée. En 1916, un certain Jean Nouguès, célèbre meneur de revues parisiennes, l’achète. L’homme installe même une guinguette sur la berge : la Marjolaine. On imagine les soirées animées, la musique qui résonne jusqu’au moulin perché…
À sa mort en 1930, le bien passe à un journaliste américain, William Griffin. Le personnage est… particulier. Farouchement isolationniste, il s’oppose à l’entrée en guerre des États-Unis en 1941. Résultat : il ne remettra jamais les pieds en France. Le moulin reste à l’abandon, se dégrade dangereusement.
Dans les années 1970, il menace carrément de s’écrouler dans la Seine. La justice oblige le propriétaire à faire des travaux. Silence radio. C’est finalement la commune qui prend les choses en main entre 1978 et 1982, pour un chantier colossal (près d’un million de francs de l’époque). Les héritiers avaient trente ans pour rembourser… ils n’ont jamais donné signe de vie.
2011 : la ville devient propriétaire pour 35 000 €
L’État finit par récupérer le bâtiment, puis le vend à la ville de Vernon en novembre 2011. Prix de l’opération ? 35 000 euros. Autant dire une bouchée de pain pour un morceau aussi symbolique du patrimoine local.
À partir de là, les habitants se mobilisent. Tout le monde veut sauver « son » moulin. Il fait partie du paysage, il est sur toutes les photos des touristes qui vont voir les nymphéas de Monet à deux pas. Le laisser partir ? Impensable.
La bataille du classement
Problème : obtenir le classement ou l’inscription aux Monuments Historiques n’est pas simple. Les services de l’État freinent. Leur argument ? Une partie basse a été reconstruite dans les années 1980, donc ce ne serait plus « authentique ». Les défenseurs du moulin répondent que la charpente et la structure haute sont d’époque, avec des bois du XVIIe siècle parfaitement conservés.
Après des années de discussions, la bonne nouvelle tombe enfin en cette fin 2025 : inscription obtenue. Le moulin est désormais protégé pour de bon. Personne ne pourra plus toucher à sa silhouette ni construire n’importe quoi autour.
« C’est une reconnaissance officielle de ce qu’il représente pour nous tous. Il n’est plus seulement joli, il est légitime. »
Et maintenant, on en fait quoi ?
Parce que oui, le moulin est sauvé… mais il reste une coquille vide. Extérieurement, il est sublime, surtout depuis que la voie Seine à vélo passe juste dessous. Des milliers de cyclotouristes le photographient chaque année. À l’intérieur ? Rien. Ou presque.
Beaucoup rêvent d’en faire un lieu vivant :
- Une salle d’exposition temporaire sur l’histoire des moulins de Seine
- Un petit espace dédié à l’impressionnisme (on est à 4 km de la maison de Monet, quand même)
- Un salon de thé avec vue imprenable sur le fleuve
- Un centre d’interprétation du vieux pont médiéval et du château des Tourelles tout proche
Le hic ? Tout projet implique des mises aux normes (ascenseur, issues de secours, isolation…). Et donc un budget conséquent. La municipalité, pour l’instant, reste discrète sur ses intentions.
Dommage, parce que l’emplacement est magique. Imaginez une expo photo sur les bords de Seine au fil des siècles, ou des ateliers pour enfants sur le fonctionnement des moulins à eau. Ce serait l’étape culturelle parfaite avant ou après Giverny.
Pourquoi ce moulin nous touche autant
Il y a quelque chose de profondément émouvant dans cette silhouette fragile qui défie le temps et les éléments. C’est peut-être parce qu’il raconte, à lui seul, toute l’histoire d’une ville tournée vers son fleuve. Des marchands du Moyen Âge aux touristes d’aujourd’hui, des guinguettes des années folles aux cyclistes actuels, tout le monde a croisé son chemin.
Et puis il y a cette idée qu’un bout de bois et de pierre peut traverser huit siècles si on veut bien s’en occuper. Dans un monde où tout va trop vite, ça fait du bien de voir qu’on est encore capable de préserver des bouts de rêve.
Alors la prochaine fois que vous passerez par Vernon, levez les yeux. Il est là, fidèle au poste. Et désormais, officiellement, il fait partie des trésors qu’on ne touche plus. Juste qu’on admire. Et qu’on protège.
Parce que certains endroits ne méritent pas seulement d’exister. Ils méritent qu’on se batte pour eux.
Et vous, entre nous, si un jour ils ouvrent enfin ce petit musée ou ce salon de thé à l’intérieur… je serai le premier à pousser la porte. Promis.
