Vous souvenez-vous de l’été 2016 ? Les Parisiens découvraient, ébahis, les berges rive droite transformées en plage géante, sans une seule voiture. Certains applaudissaient, d’autres pestaient dans les embouteillages monstres du haut. Presque dix ans plus tard, le sujet revient sur la table comme une vieille série qu’on reboot à chaque élection. Et franchement, on dirait que rien n’a changé : tout le monde a un avis tranché sur les voies sur berge, mais personne ne semble mesurer à quel point c’est compliqué de toucher à ce ruban de bitume au bord de l’eau.
À quatre petits mois du scrutin de mars 2026, chaque candidat y va de sa petite phrase. Réouvrir totalement, réouvrir partiellement, végétaliser encore plus, créer des parkings flottants, rendre la voie aux bus… Les idées fusent. Ce qui est fascinant, c’est que tout le monde présente ça comme si c’était aussi simple que de changer l’ampoule du salon. Sauf que non. Vraiment pas.
Les quais de Seine, un serpent de mer politique depuis cinquante ans
Remontons un peu le temps, ça vaut le coup. En 1977, déjà, un candidat promettait de rendre les berges aux piétons le dimanche. On parlait alors des voies sur berge comme d’un trésor gâché par les voitures. Quarante-neuf ans plus tard, on en est toujours là. Entre-temps, il y a eu les dimanches sans voiture, les fermetures estivales, Paris Plages, puis la grande piétonnisation décidée en 2016 et validée (après d’âpres batailles judiciaires) en 2019.
Ce qui est drôle – ou désespérant, selon le point de vue – c’est que le débat n’a quasiment pas évolué. On retrouve les mêmes arguments, les mêmes camps, les mêmes passions. D’un côté ceux qui voient les quais comme le plus bel espace de respiration de la capitale, de l’autre ceux qui y voient une aberration circulationnelle. Et au milieu, la Seine qui, elle, continue tranquillement de couler.
Pourquoi c’est tellement plus compliqué qu’il n’y paraît
Premier obstacle, et pas des moindres : les crues. Oui, la Seine monte encore, et parfois très haut. On se souvient tous des images de 2018 où l’eau léchait les fenêtres du Zouave du pont de l’Alma. Les voies sur berge basses ne sont pas juste une promenade sympa : elles font partie intégrante du dispositif de protection contre les inondations.
Lorsqu’on a fermé la partie rive droite, on a dû réaliser des travaux considérables pour rehausser les murets, installer des batardeaux amovibles, renforcer les réseaux. Tout ça a coûté des dizaines de millions d’euros. Réouvrir à la circulation ? Il faudrait tout démonter, puis tout reconstruire autrement. Et surtout, prendre le risque énorme qu’un jour, une crue centennale transforme les quais en autoroute sous-marine. Franchement, vous signeriez ça, vous ?
« On ne joue pas avec la sécurité des Parisiens pour gagner quelques voix en banlieue »
– Un ingénieur des Ponts et Chaussées qui a préféré garder l’anonymat
Le patrimoine et l’UNESCO : l’argument massue qu’on oublie trop souvent
Deuxième contrainte, et elle pèse lourd : le classement UNESCO. Depuis 1991, les quais de Seine font partie du site « Paris, rives de la Seine » inscrit au patrimoine mondial. Et l’UNESCO n’aime pas trop qu’on touche à ses bijoux de famille.
- Quand la piétonnisation a été faite, il a fallu des années de discussions, d’études d’impact, de négociations avec Icomos (le bras armé technique de l’UNESCO).
- Réintroduire massivement des voitures maintenant ? Ce serait considéré comme une atteinte grave à la valeur universelle exceptionnelle du site. Traduction : Paris risque purement et simplement le déclassement.
- Et là, ce n’est plus une histoire de politique locale : c’est la France entière qui prend une claque sur la scène internationale.
J’ai discuté avec des urbanistes qui ont participé aux négociations à l’époque. Tous me disent la même chose : revenir en arrière serait dix fois plus compliqué que d’avancer à l’époque. L’UNESCO a validé la piétonnisation comme une réparation historique. Acceptera-t-elle une régression ? Poser la question, c’est déjà y répondre.
La sécurité : l’argument qu’on brandit à tort et à travers
On entend souvent : « Les berges fermées, c’est dangereux la nuit ». Alors regardons les chiffres calmement. Depuis 2017, les services de police produisent des statistiques détaillées sur la partie piétonne. Et devinez quoi ? Le nombre d’agressions par habitant y est inférieur à celui du reste de la capitale, grâce à une présence policière renforcée et un éclairage refait à neuf.
Par contre, oui, il y a eu des rodéos sauvages en deux-roues, des soirées trop alcoolisées, des incivilités. Mais c’est un problème de gestion et de moyens, pas un problème de principe. Réouvrir aux voitures ne ferait pas disparaître les fêtards, soyons sérieux deux minutes.
Ce que proposent vraiment les candidats (et pourquoi ça coince)
Allez, on passe en revue les grandes idées qui circulent, sans nommer personne – vous les reconnaîtrez très bien tout seuls.
- La réouverture totale ou partielle : séduisant sur le papier, mais ça suppose de raser tous les aménagements actuels (pelouses, mobilier, jeux pour enfants…) et de tout refaire. Budget estimé ? Entre 150 et 300 millions d’euros. Et encore, sans compter les recours juridiques qui pleuvraient.
- La voie réservée aux bus et taxis : ça existe déjà en partie en amont et en aval. L’étendre au tronçon central ? Il faudrait élargir la chaussée… donc toucher aux murets historiques. Retour à la case UNESCO.
- Le parking flottant ou souterrain géant : l’idée fait rêver certains. Sauf que la nappe phréatique est à deux mètres sous les pieds. Creuser ? Vous invitez l’eau dans votre parking. Laisser flotter ? Essayez de stabiliser 1 000 places en cas de crue… Bonne chance.
- La végétalisation massive : là, tout le monde est d’accord… sur le principe. Mais planter des arbres centenaires sur une dalle qui supporte déjà le poids de la ville au-dessus, c’est une autre paire de manches. Les racines, le poids, l’entretien : rien n’est simple.
En réalité, toutes les propositions se heurtent au même mur : on ne peut pas faire n’importe quoi avec un site aussi contraint. Les quais ne sont pas un terrain vague, c’est une infrastructure vitale, historique, symbolique et protégée.
Et si la vraie question était ailleurs ?
Ce qui me frappe le plus dans ce débat, c’est qu’on parle toujours des quais comme s’ils étaient isolés du reste de la ville. Mais Paris ne respire pas que grâce à 3,3 km de promenade. La vraie question, c’est : comment on réduit la place de la voiture partout ? Comment on rend le métro plus fréquent, les bus plus rapides, les véles plus sûrs ? Les quais ne sont qu’un symptôme.
Regardez les chiffres : depuis la fermeture, la fréquentation des transports en commun a augmenté sur les axes parallèles, la qualité de l’air s’est améliorée (même si on est encore loin du compte), et surtout, des millions de Parisiens et de touristes redécouvrent leur fleuve. Est-ce qu’on est prêts à sacrifier ça pour récupérer vingt minutes de trajet pour quelques milliers d’automobilistes ?
« On a mis cinquante ans à rendre la Seine aux Parisiens. On ne va pas la leur reprendre en cinq minutes pour faire plaisir à des électeurs motorisés. »
– Un adjoint à l’urbanisme qui a vécu toute l’histoire
En conclusion, oui, les candidats ont le droit de rêver. Oui, les Parisiens ont le droit de râler. Mais non, modifier les voies sur berge n’est pas qu’une question de volonté politique. C’est un enchaînement de contraintes techniques, juridiques, financières et patrimoniales qui fait que, quoi qu’on en dise, le sujet restera encore longtemps… un casse-tête monumental.
Et quelque part, c’est peut-être tant mieux. Parce que quand on touche à la Seine, on touche à l’âme de Paris. Et ça, ça ne se décide pas entre deux réunions de campagne.
