Il est deux heures du matin, quelque part en pleine campagne. Un moteur diesel tousse au loin, puis plus rien. Le silence retombe, lourd, presque inquiétant. Et soudain, le bruit métallique d’une tôle qu’on découpe au disque. En quelques minutes, c’est fait : l’écran GPS du tracteur, ce petit bijou à 15 000 euros, a disparu. L’agriculteur, lui, dormira encore quelques heures avant de découvrir le désastre. Et il sait déjà qu’il ne sera pas surpris.
Non, il ne sera même pas vraiment en colère. Juste fatigué. Résigné. Parce que c’est la troisième, la cinquième, parfois la treizième fois que ça lui arrive. Les vols de GPS dans les exploitations agricoles ne sont plus une surprise. Ils sont devenus une saison à part entière, comme la moisson ou les semis.
Un fléau qui coûte des centaines de millions
On parle peu de ce sujet en ville, et pourtant il ronge la campagne française depuis plus de dix ans. Les systèmes de guidage par satellite – ces fameux GPS de précision qui permettent de labourer droit au centimètre près – sont devenus la cible numéro un des malfaiteurs. Pourquoi ? Parce qu’ils valent une fortune à l’achat et qu’ils se revendent comme des petits pains sur des marchés parallèles, surtout à l’étranger.
Un module complet, antenne comprise, c’est entre 10 000 et 20 000 euros neuf. Sur le marché noir ? On le retrouve à moitié prix, parfois moins. Et la demande est énorme : Europe de l’Est, Afrique du Nord, Amérique latine… Partout où l’agriculture se modernise sans avoir forcément les moyens d’acheter officiel.
« On est tout le temps sur le qui-vive. On dort avec un œil ouvert. »
Un céréalier du Centre-Val de Loire, victime à treize reprises
Comment ils opèrent : une organisation quasi militaire
Ce n’est pas le petit voyou du coin qui passe par là par hasard. Non. Ce sont des équipes rodées, souvent venues de loin, qui repèrent les fermes des semaines à l’avance. Parfois avec des drones. Oui, vous avez bien lu. Des drones pour survoler les hangars et voir quel tracteur possède quel modèle de GPS.
Ensuite, c’est rapide. Très rapide. Dix minutes sur place, pas plus. Ils découpent la tôle du hangar avec une disqueuse sur batterie – silencieuse –, neutralisent les caméras s’il y en a, et arrachent l’écran et l’antenne. Le tout dans un sac à dos. Parfois, ils sont plusieurs : un qui fait le guet, un qui découpe, un gamin ou une femme menue qui passe par le trou – parce que oui, ils ont pensé à tout, même à la pointure 37 pour se faufiler là où un adulte ne passe pas.
- Ils ciblent les marques les plus cotées : John Deere, Trimble, Topcon
- Ils connaissent les modèles compatibles entre eux
- Ils savent exactement où est fixé le boîtier pour gagner du temps
- Ils repartent par des chemins de terre pour éviter les contrôles
Et le pire ? La plupart du temps, ils ne sont même pas armés. Pas besoin. Les agriculteurs dorment à quelques centaines de mètres et n’entendent rien.
Des peines qui ne font peur à personne
Quand, par miracle, on en attrape quelques-uns – souvent les exécutants, jamais les commanditaires –, les peines restent symboliques. Quatre ans pour le chef d’équipe, un an pour le complice. Et encore, avec les remises de peine, ils seront dehors dans deux ans maximum.
Dans la salle d’audience, les agriculteurs présents sourient jaune. Ils savent que ceux qu’on juge là ne sont que la partie visible de l’iceberg. Les vrais cerveaux ? Intouchables. Basés à l’étranger ou trop bien protégés.
« Ce sont deux lampistes. Les autres ne sont pas là. »
Un agriculteur, à la sortie du tribunal
Et pendant ce temps, l’assurance rembourse… quand elle rembourse. Parce que oui, après le troisième ou quatrième vol, les primes explosent ou les contrats sont tout simplement résiliés. « Trop de sinistres », qu’ils disent.
Les solutions existent, mais à quel prix ?
Alors, on bricole. Des alarmes maison. Des chiens plus méchants. Des hangars blindés qui coûtent une fortune. Des GPS démontables qu’on rentre chaque soir dans la maison – imaginez, un écran de 15 kilos à porter tous les soirs… Certains vont jusqu’à souder des plaques d’acier sur les portières des tracteurs. D’autres dorment carrément dans leur hangar pendant les périodes à risque.
Les constructeurs, eux, commencent à réagir. Certains proposent maintenant des systèmes avec traceurs intégrés, des codes PIN, ou même des antennes qui se verrouillent mécaniquement. Mais ça coûte cher. Très cher. Et ça ne dissuade pas totalement.
J’ai discuté avec un concessionnaire agricole récemment. Il m’a confié, un peu amer : « On vend des tracteurs à 200 000 euros, et c’est un bout de plastique à 15 000 qui met toute l’exploitation en danger. C’est absurde. »
Un sentiment d’abandon total
Ce qui frappe le plus, au-delà des chiffres et des faits divers, c’est ce sentiment profond d’abandon. Les agriculteurs ont l’impression d’être seuls. Seuls face à une délinquance organisée, seuls face à des peines qui ne font pas peur, seuls face à des assurances qui lâchent.
Ils aimeraient des patrouilles plus fréquentes. Des moyens d’enquête renforcés. Une vraie coopération européenne, parce que le matériel vole en France et se revend en Roumanie ou en Pologne deux jours après.
Moi, ce qui me reste en tête après avoir parlé avec plusieurs d’entre eux, c’est cette phrase, dite presque en chuchotant, comme une confidence : « On a choisi ce métier parce qu’on aime la terre. Pas pour vivre comme des prisonniers chez nous. »
Et ça, ça fait mal.
Alors oui, deux individus ont été condamnés récemment. Oui, il y a eu un peu de justice. Mais dans les campagnes, personne n’est dupe. Demain, un autre hangar sera visité. Un autre GPS disparaîtra. Et un autre agriculteur se lèvera avec cette boule au ventre qu’on finit par connaître par cœur.
Parce que dans cette histoire, le vrai scandale, ce n’est pas seulement le vol. C’est qu’on a laissé s’installer l’idée que voler un outil de travail à celui qui nous nourrit, c’est presque normal.
Et ça, franchement, c’est intolérable.
