Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez vu un adulte le visage entièrement noir, lèvres rouges exagérées et perruque frisée ? Pour beaucoup d’enfants néerlandais, c’était simplement Zwarte Piet, le joyeux acolyte de Saint-Nicolas. Pour d’autres, c’était une claque visuelle, un rappel brutal que même les fêtes pouvaient blesser. Quinze ans plus tard, ce personnage divise encore les Pays-Bas, mais quelque chose a bel et bien changé.
Je me rappelle encore les images des années 2010 : des manifestations pacifiques accueillies à coups d’œufs et parfois pire. Aujourd’hui, quand on se promène dans les rues d’Amsterdam ou de Rotterdam début décembre, le spectacle n’est plus le même. Le blackface intégral a quasiment disparu des événements officiels. Est-ce la fin d’une ère ? Ou juste une pause avant le prochain round ?
Zwarte Piet : un personnage né au cœur de l’histoire coloniale
Pour comprendre pourquoi ce sujet met le feu aux poudres, il faut remonter un peu le temps. Le Saint-Nicolas moderne, celui qui arrive en bateau à vapeur avec son assistant farceur, apparaît dans un livre pour enfants publié en 1850. On est en pleine période où les Pays-Bas exploitent encore des colonies et pratiquent l’esclavage dans certaines d’entre elles.
L’auteur de l’époque imagine un serviteur noir au service d’un évêque blanc. Le message subliminal est clair, même s’il n’était probablement pas conscient pour tout le monde à l’époque. Le « maître » commande, le « serviteur » obéit et fait le clown. Ajoutez à cela le maquillage caricatural qui reprend tous les codes visuels dégradants de l’époque coloniale et vous obtenez la recette parfaite d’une tradition qui, cent soixante-dix ans plus tard, pose problème.
« Un serviteur noir au service d’un maître blanc… En 2025, ça n’a plus lieu d’être. »
– Un militant historique du mouvement anti-Zwarte Piet
Comment une fête pour enfants est devenue un débat national
Tout a basculé au début des années 2010. Des voix, souvent issues de la communauté afro-néerlandaise, commencent à dire tout haut ce que certains pensaient tout bas : ce déguisement fait mal. Les réactions ? Explosives. On accuse les contestataires de vouloir « détruire la culture néerlandaise », de « jouer les victimes », voire pire.
Pendant plusieurs années, chaque arrivée officielle de Sinterklaas devient un champ de bataille. D’un côté, des familles qui veulent simplement faire plaisir à leurs enfants. De l’autre, des manifestants non violents qui se prennent parfois des projectiles. La police doit former des cordons pour protéger… ceux qui demandent juste un peu de respect.
L’aspect le plus dingue ? Les Pays-Bas, ce pays qu’on nous vend comme le summum de la tolérance, se retrouvent sous le feu des projecteurs internationaux. Un comité de l’ONU parle même de « vestige de l’esclavage ». Le vernis craque.
2020, l’année où tout a accéléré
Puis vient l’été 2020. George Floyd. Black Lives Matter explose partout dans le monde, y compris aux Pays-Bas. Des dizaines de milliers de personnes défilent à Amsterdam. Les entreprises, les médias, les écoles : tout le monde se met à réfléchir à ses propres angles morts.
Même le Premier ministre de l’époque, pourtant connu pour ses phrases du style « Zwarte Piet est noir, point », finit par lâcher : il pense que la tradition va doucement disparaître. Les grandes chaînes de télévision annoncent qu’elles n’utiliseront plus le blackface traditionnel dans leurs programmes jeunesse. Les mairies suivent. Les écoles maternelles adaptent leurs spectacles.
- 2016 : 65 % des Néerlandais veulent garder Zwarte Piet tel quel
- 2024 : ils ne sont plus que 38 %
- 2025 : le blackface intégral a quasiment disparu des événements officiels
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Ce n’est pas une révolution brutale, c’est une évolution. Lente, douloureuse, mais réelle.
Et aujourd’hui, où en est-on vraiment ?
Officiellement, c’est presque fini. Dans la plupart des villes, les « Pieten » portent désormais des traces de suie légères (l’explication officielle : ils passent par la cheminée). Plus de lèvres rouges, plus de perruques afro exagérées, plus de boucles d’oreilles dorées. On les appelle maintenant « Pieten de suie » ou simplement « Pieten ».
Les militants historiques ont même annoncé, début décembre 2025, qu’ils mettaient fin à leur campagne active. Pas parce que tout est parfait, mais parce qu’ils estiment avoir gagné l’essentiel : le blackface n’est plus la norme.
« Avant, on croisait des centaines de personnes blanches en blackface. Aujourd’hui, les enfants eux-mêmes me reprennent : “Non, c’est juste Piet.” »
Il y a quelque chose de touchant là-dedans. Ce sont les plus jeunes qui normalisent le changement, sans même s’en rendre compte.
Mais la résistance existe toujours
Ne nous leurrons pas. Dans certains villages, dans certaines familles, dans certains cercles très à droite, le Zwarte Piet traditionnel reste roi. Le leader d’un grand parti d’extrême droite continue de le défendre bec et ongles, en faisant un symbole de « résistance culturelle ».
Et puis il y a ces images qui circulent parfois sur les réseaux : des manifestations anti-immigration où certains participants arborent fièrement le maquillage noir complet. Le message est clair : pour eux, défendre Zwarte Piet, c’est défendre « l’identité néerlandaise » contre le « politiquement correct ».
Franchement, ça fait froid dans le dos. On passe en quelques années d’une tradition enfantine à un étendard politique. C’est le propre de beaucoup de débats culturels, me direz-vous, mais ça reste impressionnant à observer.
Et les enfants dans tout ça ?
C’est souvent l’argument numéro un des défenseurs : « Vous voulez priver les enfants de leur fête ! » Sauf que… les enfants s’adaptent. Incroyablement bien, même. Les petits Néerlandais d’aujourd’hui grandissent avec des Pieten multicolores ou juste un peu sales de suie, et ils ont l’air de trouver ça tout aussi magique.
D’après les retours des enseignants et des animateurs, les questions gênantes (« Pourquoi il est noir ? ») ont diminué. Et quand elles existent encore, la réponse « Il est passé par la cheminée » passe beaucoup mieux sans le maquillage caricatural.
Comme quoi, les traditions évoluent. Elles ne meurent pas forcément, elles se transforment.
Ce que cette histoire nous dit de nos sociétés
Au fond, l’histoire de Zwarte Piet est un miroir. Elle nous renvoie à nos propres traditions parfois gênantes. Le Père Fouettard en France, certains carnavals en Belgique, les personnages de crèches vivantes ailleurs… Partout en Europe, on trouve des reliques visuelles d’un passé colonial ou raciste qu’on a longtemps préféré ignorer.
Ce qui est fascinant avec le cas néerlandais, c’est la rapidité du basculement une fois que le sujet est devenu impossible à esquiver. Dix ans en arrière, dire que le blackface disparaîtrait presque totalement des écrans et des défilés officiels aurait paru fou à beaucoup.
Preuve que quand la pression sociale, médiatique et politique s’aligne dans le même sens, les choses peuvent bouger vite. Même sur des sujets qu’on croyait intouchables.
Alors, Zwarte Piet est-il mort ? Pas complètement. Il a changé de visage, littéralement. Et c’est peut-être ça, le plus beau dans cette histoire : une tradition plusieurs fois centenaire qui accepte de se réinventer plutôt que de disparaître.
En cette fin d’année 2025, quand les bateaux de Sinterklaas accosteront dans les ports néerlandais, il y aura encore des débats, des nostalgiques, des rancœurs. Mais il y aura surtout des enfants qui recevront leurs cadeaux sans se poser trop de questions sur la couleur de peau du livreur.
Et quelque part, c’est déjà une petite victoire.
