Vous êtes-vous déjà demandé ce que ça fait de soulever cinq mille tonnes au cours d’une vie professionnelle ? Non, pas dans une usine sidérurgique, pas sur un chantier. Juste en prenant des bébés dans vos bras, jour après jour, pendant trente ou quarante ans.
C’est pourtant la réalité brute des professionnelles de la petite enfance. Et quand on parle de réalité brute, on pèse ses mots. Parce que derrière les sourires, les chansons et les dodos câlins, il y a des corps qui craquent bien avant l’heure de la retraite.
Une pénibilité qui ne dit pas son nom
On a tous en tête l’image de la crèche : des rires, des jouets partout, des petits qui courent dans tous les sens. Ce qu’on voit moins, c’est la femme (parce que oui, c’est encore à 97 % des femmes) qui se penche quarante fois par jour pour ramasser un enfant, changer une couche, consoler une chute. Quarante fois, ça va. Quatre mille fois, ça commence à peser. Cent quarante-quatre mille fois… là, on parle d’un autre niveau.
Et le pire ? Personne ne compte. Ni les gestes, ni les kilos, ni les années où le dos dit stop. Cette pénibilité-là, on l’appelle « invisible ». Elle n’a pas d’odeur de soudure, pas de bruit de marteau-piqueur. Elle sent la compote et le liniment. Du coup, elle n’existe pas officiellement.
Des chiffres qui font mal au dos rien qu’à les lire
Prenez une carrière classique de trente-cinq ans dans une crèche ou une maternelle. Voici ce que ça donne, en vrac :
- Environ 5 000 tonnes soulevées – l’équivalent de 800 éléphants d’Afrique
- Plus de 144 000 changes ou habillages complets
- Près d’1 million d’accroupissements ou de flexions du tronc
- 56 000 heures passées dans un environnement sonore souvent supérieur à 85 dB (le niveau d’un camion qui passe)
- 300 tonnes de tables, chaises hautes et matériel déplacé
Je vous vois venir : « Mais c’est pas lourd un bébé ! » Bien sûr. Un bébé de 10 kg, c’est léger. Sauf quand tu le portes en torsion, le dos plié à 45°, les bras en extension, vingt fois dans la matinée. Et que tu recommences l’après-midi. Et le lendemain. Pendant trente-cinq ans.
« On nous parle de posture maternelle. Comme si porter un enfant au travail, c’était la même chose que porter le sien. Sauf qu’on n’a pas le choix, pas de pause, pas de « attends papa arrive ». Et surtout, on en porte plusieurs. Toute la journée. »
– Une éducatrice de jeunes enfants, 42 ans, déjà en arrêt pour lombalgie chronique
Des corps usés avant 55 ans
Dans le secteur, on voit des professionnelles arrêter à 48 ans, 50 ans maximum. Pas parce qu’elles en ont marre des enfants – la plupart adorent leur métier. Non, parce que leur corps dit stop. Lombalgies, sciatiques, tendinites d’épaule, hernies discales… la liste est longue.
Et pourtant, quand elles demandent une reconnaissance de leur pénibilité, on leur répond que « porter des enfants, c’est naturel ». Comme si la nature avait prévu qu’on soulève 15 kg en moyenne 40 fois par jour sans jamais se plaindre.
J’ai discuté avec une ancienne auxiliaire de puériculture l’autre jour. Elle m’a dit, mi-amère mi-résignée : « À 52 ans, j’ai le dos d’une femme de 80 ans. Je ne peux plus lacer mes chaussures sans m’asseoir. Et on me dit que je n’ai pas droit au départ anticipé parce que je n’ai pas soulevé des charges de plus de 15 kg… individuellement. »
Le compte pénibilité : conçu pour les hommes, oublié pour les femmes
En France, il existe le fameux Compte professionnel de prévention, le C2P. L’idée était bonne : permettre à ceux qui usent leur santé au travail de partir plus tôt. Sauf que les critères ont été pensés pour les métiers masculins traditionnels.
- Port de charges lourdes ? Oui… mais il faut que ça fasse plus de 15 kg par geste. Un enfant de 14 kg ne compte pas.
- Postures pénibles ? Faut rester plus de 2 heures en torsion extrême. Se pencher 3 secondes pour changer une couche, 140 000 fois, ça ne rentre pas dans les cases.
- Bruit ? Oui, mais il faut des pics très forts. Le brouhaha continu de vingt enfants qui crient, non.
Résultat : sur 100 éducatrices de jeunes enfants, quasiment aucune n’a de points pénibilité. Par contre, un manutentionnaire qui soulève des palettes de 20 kg aura ses points sans problème. Cherchez l’erreur.
Et le bruit, on en parle ?
Parce qu’il n’y a pas que le dos. Il y a aussi les oreilles. Une crèche, c’est rarement un havre de silence. Entre les pleurs, les cris de joie, les jouets sonores, les chansons à tue-tête… on dépasse souvent les 80-85 décibels en continu. C’est le niveau d’une rue très passante.
À la fin de la journée, beaucoup rentrent avec des acouphènes, des maux de tête. À long terme, c’est la surdité professionnelle qui guette. Mais ça non plus, ça ne rentre pas dans les cases.
Pourquoi c’est si difficile de faire bouger les lignes ?
Il y a plusieurs raisons, et elles sont toutes un peu dérangeantes.
D’abord, c’est un métier ultra-féminisé. Et historiquement, les métiers des femmes ont toujours été moins bien reconnus, moins bien payés, moins bien protégés. C’est comme ça depuis des décennies. Laver, soigner, éduquer, consoler… c’est « naturel » pour une femme, donc pas pénible.
Ensuite, il y a cette image d’Épinal de la « maman de substitution » qui colle à la peau des professionnelles. Du coup, on minimise. On trouve normal qu’elles se fassent mal au dos « pour le bien des enfants ».
Enfin, il y a la question budgétaire. Reconnaître la pénibilité, ça veut dire départs anticipés, formations de remplacement, aménagements coûteux dans les structures. Et là, tout le monde fait semblant de regarder ailleurs.
Des solutions concrètes existent pourtant
Ce n’est pas une fatalité. D’autres pays s’y sont mis.
En Suède ou au Danemark, par exemple, les crèches sont conçues dès le départ avec l’ergonomie en tête : tables à hauteur réglable, plans de change surélevés, petits chariots pour transporter le matériel lourd, ratios enfants/adultes plus raisonnables. Résultat : moins d’arrêts maladie, des carrières qui durent plus longtemps.
En France, on commence à voir des initiatives intéressantes : des plans de change à hauteur d’adulte, des sièges ergonomiques pour les histoires, des formations gestes et postures. Mais c’est encore trop rare, trop dépendant des budgets des mairies ou des structures privées.
Et nous, parents, on est où dans tout ça ?
Question gênante mais nécessaire. On confie nos enfants tous les matins à des femmes qu’on paye une misère (1 400 € net en moyenne pour une éducatrice débutante) et dont on ignore totalement la souffrance physique.
On râle quand la crèche est fermée pour formation, on peste quand il manque une professionnelle. Mais est-ce qu’on est prêts à payer 50 € de plus par mois pour que celles qui élèvent nos enfants n’aient pas le dos bousillé à 50 ans ?
C’est toute la société qui doit se regarder dans le miroir.
Vers un réveil collectif ?
Il y a du mouvement. Des syndicats poussent, des ergonomie commencent à être écoutés, certaines collectivités prennent le sujet à bras le corps. Mais ça va lentement. Trop lentement pour celles qui souffrent déjà.
Ce qui est sûr, c’est qu’on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas. Les chiffres sont là. Les corps aussi. Et un jour, il faudra bien regarder en face cette pénibilité qu’on a préféré ne pas voir pendant des décennies.
Parce qu’élever les enfants des autres, ce n’est pas un hobby. C’est un métier. Un vrai. Un dur. Et il mérite, enfin, d’être reconnu comme tel.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Avez-vous déjà vu une professionnelle de crèche grimacer en se relevant ? Ou êtes-vous vous-même concerné(e) ? Partagez vos témoignages en commentaire, ils comptent.
